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La première fois que j'ai vu l'enveloppe, je n'y ai pas prêté attention. J'avais trop bu. Pour vous donner un ordre d'idée, j'ai dû mettre un quart d'heure avant de parvenir à insérer la clé dans la serrure de mon studio. Ensuite, j'ai tracé dans ma chambre. Je crois me souvenir avoir marché sur l'enveloppe puis pouffé en voyant l'empreinte noire de mon pas se greffer dessus. Ou bien je me suis imaginé ce souvenir comme pour marquer la véritable limite entre ma vie d'avant et le moment où elle a brusquement changé de trajectoire.

Je me suis affalé sur mon lit. Seul, une fois de plus. Encore une soirée étudiante passée à boire, à défaut de séduire une fille. A l'époque, on me disait trop emprunté, trop maladroit, et le recours à l'alcool n'arrangeait rien. Fort d'une assurance dont je me croyais subitement investi, je n'en devenais que plus pitoyable et pathétique. Je n'étais pas un séducteur dans l'âme. Je ne le suis pas plus aujourd'hui. Aujourd'hui, la différence, c'est que ça ne me fait plus ni chaud ni froid. Mes préoccupations sont d'une toute autre nature. Elles sont en tout cas bien éloignées des cours de fac auxquels j'assistais une fois sur trois, de mon projet professionnel ou de ma vie sentimentale. Elles relèvent de la survie au jour le jour.

C'est l'enveloppe qui est à l'origine de ce décalage. C'est con une enveloppe. C'est rien qu'un morceau de papier. Et pourtant, cet objet quand vous le découvrez, quand il se révèle, quand il révèle sa vraie nature je veux dire, il peut foutre votre vie en l'air. Il faut toujours se méfier des enveloppes glissées sous votre porte lorsqu'elles portent vos noms et prénoms écrits à la machine. En général, ce n'est pas bon signe, pas bon signe du tout.

Et moi, comme un con, je me marrais, seul dans mon lit, à mille lieux de penser à cette putain d'enveloppe encore cachetée que j'avais fourrée dans la poche de mon jean sans même l'avoir ouverte.

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Elle ne s'est rappelée à moi que trois jours plus tard, à la bibliothèque universitaire. Je bossais sur un exposé. Impossible de me rappeler lequel. Les failles sismiques, qui sait ? C'est tout à fait probable...

Je me revois, installé à la longue table où d'autres étudiants grattaient du papier, tapotaient du clavier dans un état de concentration intense. J'avais amassé une tonne de documentation devant moi, des livres bien épais dont un tiers aurait dû me servir si... si la Bascule ne s'était pas amorcée.

J'en avais ras-le-bol. Je savais que je n'arriverais à rien, comme d'habitude. Je m'ennuyais ferme, imperméable à ce qu'on me demandait d'ingurgiter. Et ce silence, tout ce silence de chapelle autour, qu'il ne fallait surtout pas troubler sous peine de récolter les froncements de sourcils réprobateurs des scribouillards chevronnés.

En signe de reddition, j'ai jeté mon stylo sur la table. Je me suis étiré en bâillant fort, j'ai joué à l'équilibriste avec ma chaise, j'ai parié avec moi-même que la sublime nana de la table d'en face finirait par me laisser son 06 sur un petit morceau de papier au moment de quitter la BU. Puis je me suis adossé au dossier de ma chaise en fourrant mes mains dans les poches de mon jean. J'ai senti le grain du papier de l'enveloppe. Je l'ai extirpée de ma poche, incapable de savoir ce qu'elle foutait là et qui donc avait bien pu l'y mettre. Ce n'est que plus tard que je devais me rappeler les circonstances de sa première apparition.

Je l'ai décachetée. A l'intérieur, il n'y avait rien qu'une feuille A4 avec une bibliographie de livres d'Art. Oh, je sais, vous vous demandez comment un simple bout de papier peut être à même de renverser le cours d'une existence ? Comment de l'insouciance de la vie étudiante et de ses aléas on peut-être amené à... à quoi, au juste ? A la perte des repères, de tous les repères ; à la reconsidération pure et simple des règles établies du monde dans lequel vous viviez. Tout ça est d'un grandiloquent, n'est-ce pas ?

Ce n'était pas une simple bibliographie. En plus des références habituelles, des numéros de pages avaient été surlignés en rose fluo.

J'ai jeté à nouveau un coup d'œil dans l'enveloppe pour voir s'il n'y avait pas un mot qui accompagnait la feuille. Rien. J'ai revérifié qu'elle m'était bien adressée. Mathias Helm. Jusqu'à preuve du contraire, c'était bien moi.

Piqué au vif par la curiosité, je me suis levé. Dans un diligent silence, j'ai rassemblé les documents mentionnés sur la feuille. Je ne sais pas pourquoi mais j'ai attendu de les avoir tous pour les ouvrir aux pages mentionnés. J'ai cru à un jeu de piste fomenté par un ami...

Dans le lot, il y avait une encyclopédie généraliste, une revue consacrée à la peinture de la Renaissance, et trois autres livres sur le même thème. Rien à voir avec ce que j'étudiais.

J'ai parcouru le premier document jusqu'à la page indiquée, où figurait la reproduction d'un tableau.

Je croyais connaître toutes les déclinaisons du vertige. Je n'avais en fait exploré que celles imputables à l'alcool. Celles relevant de l'incompréhensible étaient toutes nouvelles pour moi. Leur effet n'en a été que plus redoutable.

Je me suis mis à transpirer. Mon cœur s'est affolé. Tremblant, j'ai ouvert le deuxième document. Le même tableau. J'ai enchaîné fébrilement avec les autres livres, faisant voler les pages dans un bruissement rageur. Il était là, identique, sur chacun d'entre eux.

Retour d'une partie de chasse, 1465.

On y voyait un groupe d'hommes, des nobles vêtus de leur pourpoint, posant fièrement en pleine campagne, leurs chevaux à proximité, en train de brouter. L'un de ces seigneurs, ou que j'imaginais être un seigneur, avait une cicatrice partant de la base de l'oreille gauche et qui se prolongeait en une courbe sinueuse jusqu'au dessous de la mâchoire. Celle dont, à huit ans, jouant avec un ciseau, j'avais à jamais marqué mon oncle. Et quand bien même j'aurais eu un doute sur son identité, je ne pouvais me tromper sur celle de la personne qui posait à ses côtés. Ma mère.

Le peintre avait fait du bon boulot. Du très bon boulot.

La BrècheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant