La barrière mentale qu'elle a si soigneusement maintenue depuis sa longue marche cède d'un seul coup. Elle est là, devant cet homme immobile au regard pointé vers le ciel, et ses lèvres se mettent à trembler, son visage se transforme en un masque de terreur, craquelé en différents points par des éclats d'exaspération, de rage et d'épuisement. Ses jambes la tiennent à peine. Elle titube, ne contrôle plus ses mains qui semblent une nouvelle fois dotées d'une vie propre, balayant le vide, s'agrippant à ses cheveux à elle, à son visage à elle, pour finir par s'approcher de celui de l'homme. Là, au bord de l'effleurement, elles s'arrêtent.
Moment d'immobilité totale. Elle est comme en phase avec son nouvel environnement. Seules ses pensées continuent de vaciller, guidées par cette peur qui ne la quitte plus. Son désarroi est total, alimenté par son amnésie, cette contrée inconnue et maintenant... ça. Elle est ébranlée jusque dans ses certitudes, par ce monde qui ne semble obéir à aucune règle physique connue. Elle pense ce monde comme s'il s'agissait d'une lointaine planète dont elle serait l'exploratrice. Sauf que l'homme en face d'elle n'a rien d'un extra-terrestre. Il est juste immobile, tout comme cet oiseau dans le ciel...
Elle reprend le contrôle.
Elle examine l'homme. Si elle en croit le creusement des rides sur son front, ses pattes d'oie, ses cheveux clairsemés poivre et sel, son nez légèrement couperosé, il doit avoir une cinquantaine d'années. Son visage est figé sur une moue difficile à définir en raison de sa main en visière : il a les yeux plissés, la bouche entrouverte avec la langue pointant vers le palais, comme s'il était sur le point de la claquer.
Elle voudrait s'assurer de la texture de la peau mais elle hésite à le toucher. Qui sait ce qui pourrait se produire alors ? Le monde se remettrait-il en marche comme si de rien n'était ? Se figerait-elle à son tour ? Elle ne sait plus quoi faire, quoi penser, se dit qu'elle risque de devenir folle si elle continue ainsi à envisager tout et n'importe quoi sans prendre de décision. Peu importe après tout de quoi est fait l'homme ou même toute la matière qui l'entoure, qu'elle soit organique ou non. Elle est là pour une raison bien précise et il lui appartient de découvrir laquelle.
Allez, bouge-toi ma vieille, tu ne vas pas rester plantée là comme une conne. Tu as toujours fait face alors ce n'est pas maintenant que ça va s'arrêter. Et comment tu le sais, hein , que tu as toujours fait face ? Bouge, bordel ! Bouge !
Il ne lui en faut pas plus. Elle fait confiance à sa voix intérieure, à la force qui est en elle. A sa force et, oui, à cette curiosité qui l'a toujours guidée. Elle saura, elle fera tout pour savoir.
Le fait de se mettre en mouvement, de reprendre le champ de l'action est comme un coussin qu'elle écraserait sur sa peur avec la ferme intention de l'étouffer. Elle se doute bien que les choses ne sont pas aussi simples mais au moins l'élan est-il là et elle compte bien en profiter.
Elle contourne l'homme et pénètre dans la voiture, un utilitaire dont la porte conducteur est restée ouverte. La clé est sur le contact mais elle ne bouge pas quand elle l'actionne. Une fois, deux, fois, trois, fois, rien n'y fait, la clé reste figée dans le neiman. Aussi, au lieu de céder à un nouvel élan de colère et de frustration, elle inspecte la voiture, à commencer par la boite à gants. Elle y trouve divers objets sans utilité, les papiers du véhicule ainsi qu'une carte routière de la France. A une différence près toutefois, et qui ne manque pas de l'interpeller : le nom du pays n'est pas le même. Frankçia. Peut-être une édition locale d'un patois qu'elle ne connaît pas. La carte dépliée lui offre des différences de même nature, des noms de ville (Avinheim, Vierzona, Belfurt, Aquimperia...) aux mentions spéciales. Quand bien même, elle n'est pas plus avancée. Il ne s'agit pas d'un plan de ville, aucun « Vous êtes ici! » n'apparaît sur la carte et son propriétaire n'a rien coché de spécifique dessus. A en juger par son état, il n'a pas dû l'utiliser souvent.
Elle inspecte également l'arrière de la voiture mais ne trouve que des plaques de ciment, une perceuse électrique et des vis. Elle récupère une bouteille d'eau dans une des portes avant. L'évidence la frappe de plein fouet.
Je me suis réveillée il y a des heures, j'ai marché longtemps, très longtemps et je... je n'ai pas soif. Je n'ai ni soif ni faim. Je ne suis même pas fatiguée.

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La Brèche
Bilim KurguIls avaient ouvert la brèche. Ils croyaient l'avoir refermée. Leur passé les rattrape. Quand toutes vos certitudes s'envolent, quand le monde qui vous entoure n'est plus tout à fait le même, restez sur vos gardes. Le pire est à venir.