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Tu parles d'un comité d'accueil. Ils ne m'ont laissé aucun répit.

Ils étaient trois. Trois molosses à la mine patibulaire dans des combinaisons en néoprène noir. Des militaires ou des policiers, à en croire l'écusson qu'arborait leur uniforme et l'arme de poing à leur ceinture, une sorte de pistolet gris acier en forme de S.

Deux d'entre eux se plantèrent d'emblée sur les côtés de la porte. Le troisième, un homme au visage carré, aux mâchoires saillantes, s'avança dans la pièce puis esquissa des mouvements de doigts sur la paroi invisible. Il ne porta aucune attention à mon compagnon de cellule toujours prostré au sol.

Je n'eus pas le temps de proférer une parole, le gars était sur moi, plaquant une main puissante contre ma bouche. Il me repoussa avec vigueur en arrière, sur le banc, peu soucieux de l'impact et des conséquences possibles de sa force. Ma tête heurta le mur alors que je m'asseyais malgré moi. Le goût du sang envahit ma bouche après m'être mordu la langue sous le choc. Sans me laisser le temps de respirer ou d'émettre la moindre protestation, l'homme extirpa une fiole d'une de ses poches et m'en aspergea la bouche. Incolore et inodore, l'effet de la substance n'en fut pas moins fulgurant. Je ne pouvais plus remuer mes lèvres.

J'avais donc vu juste concernant le potentiel de ma langue, mais l'existence d'une matière dévolue à imposer ainsi le silence n'était pas sans m'interpeller. Elle induisait un précédent : d'autres personnes que moi avaient utilisé le langage à des fins de lutte. Impossible cependant de savoir s'il s'agissait du mien ou de tout autre dialecte.

Dimitri ?

Le nom soufflé par mon oncle pouvait avoir un lien, évidemment, mais de là à en tirer des conclusions hâtives et générales... L'enchaînement des événements ne me permettait pas de m'appesantir sur le question pour le moment.

Mon esprit tendait vers une seule et même direction : la certitude de mourir dans les minutes à venir. Une certitude renforcée lorsque l'homme recouvrit sans ménagement mon visage d'un sac de toile noir opaque, le serra à sa base au point de me garrotter et faire saillir mes veines. Affolé, je me débattis, ruai dans tous les sens mais l'homme me maîtrisa aussitôt en m'enserrant de ses bras puissants.

— Stoinalte. Tas te ien geil aint, cis.

Le son menaçant de sa voix contre mon oreille, chargé de mots inconnus laissant le champ libre aux pires interprétations, eut un impact immédiat, redoutable. Mes muscles se relâchèrent dans un bel ensemble. Je n'étais plus qu'une poupée molle avec à peine une étincelle de conscience.

La suite, je ne peux seulement l'exprimer par le prisme des sensations qui me restaient, elles-mêmes altérées par mon désespoir et par le souvenir que j'en garde malgré tout aujourd'hui. La réalité s'en trouve peut-être transformée mais l'idée est là, au moins jusqu'à ma libération qui, par la force de son impact, engendré dans la violence, le sang et les larmes, m'a imposé de faire face.

Deux militaires m'avaient pris par les bras. Je ne leur ai pas laissé d'autre choix que de me traîner tout le temps de notre trajet. Mes pieds effleuraient le sol, ma tête penchait en avant en signe de soumission ou de résignation. Je n'eus donc pas le loisir de découvrir tout de suite ce monde étranger dans lequel j'avais plongé. C'est par le biais de mes seuls sens restants qu'une infime géographie des lieux me fut délivrée. Aux bruits de nos pas résonnants contre les murs que nous longions, des conversations étouffées se brisant net sur notre passage, du glissement feutré de portes que j'imaginais désormais transparentes, je savais que nous évoluions dans un espace fermé. Et après une courte pause où l'un de mes gardes adressa une série de phrases incompréhensibles à un interlocuteur dont je ne pouvais déterminer s'il se tenait devant nous, je sus que nous venions de sortir à l'air libre. Je le devinai au souffle chaud qui balaya tout à coup le sac de toile recouvrant mon visage et au changement subit de l'acoustique. Pour le reste, il m'aurait fallu être libre de toutes mes entraves et avoir l'esprit clair pour prendre pleine conscience de mon environnement. Les cliquetis réguliers de ce que je supposais être une machine suspendue en l'air faisant des va-et-vient réguliers au dessus de nos têtes n'avait aucun équivalent selon mes propres repères. Il en allait de même pour les bruits de décompression d'air émanant du sol, semblables aux éructations de dormeurs contrariés. L'air était ainsi chargé d'un amas de sons, de souffles et de paroles, se croisant et se superposant sans relâche. Pour moi, l'étranger, si je n'avais pas été dans cet état quasi végétatif, cette cacophonie n'aurait pas manqué de rajouter du vertige au vertige.

Mes gardes savaient où ils m'amenaient. Ils continuaient d'avancer d'un pas déterminé sans échanger une parole ou, s'ils le faisaient c'était, je pense, pour intimer l'ordre aux passants de leur laisser le champ libre. Le poids mort que j'étais devenu n'était pas une contrainte pour eux.

Il y eut cependant comme un flottement dans l'air. Un instant de fébrilité. Les mains de mes gardes se crispèrent autour de mes biceps. Puis il y eut la dureté des paroles échangées. Les voix gagnant en volume sonore. La précipitation des pas. La course. Des cris. Des tirs peut-être. Du chahut. Comme un arrêt de tout avant le souffle. Le souffle avant la déflagration. La déflagration avant la vague de chaleur en guise de mur. Mon corps soulevé de terre, emporté au loin, désarticulé. Le choc. Ma tête qui rebondit en deux temps, front d'abord, menton ensuite. Le sac de toile déchiré. Ma vue brouillée par le sang ruisselant. Un bout de ciel aperçu. Caché par des volutes de cendres. L'odeur de caoutchouc, de chair brûlée. Les cris, encore, mais assombris par les pleurs. Et puis ces mots, au milieu du chaos.

— Quel est le... Dépêchez vous de le trouver maintenant. Et j'espère pour vous qu'il sera encore en vie.

J'eus la certitude qu'on parlait de moi. Sans être sûr que ce soit une bonne chose pour autant.

La BrècheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant