— Nosmé dabé doït.
Dès le début il y avait eu un problème de langue.
Quand je dis dès le début, il faut entendre par là, dès mes premiers mots prononcés sur cette terre inconnue. Un « Oh la vache! » ou quelque chose du même acabit qui me valut une flèche anesthésiante dans le cou, lancée par un des drones.
Oui, il y avait un vrai problème de langue. Pas de ceux qu'on rencontre en voyageant dans un pays étranger sans connaître un traître mot. Ça, à la rigueur, il y a toujours moyen de se faire comprendre et de se débrouiller, de bidouiller.
— Nasmé dabé doït.
Là, le problème était plus complexe. Je n'avais jamais entendu cette langue et même si je ne prétends pas toutes les connaître, loin s'en faut, celle-ci me semblait... inconnue.
J'aurais bien aimé répondre, me montrer poli mais la charge anesthésiante que j'avais reçue, si elle aurait pu convenir à un ours des plaines, n'était pas adaptée à ma faible corpulence.
— Ders galoûp vistré, na ? Pres ti tomp.
J'étais maintenant tout à fait conscient, quoiqu'un peu brumeux, mais il me fallut un peu de temps pour parvenir à ouvrir les yeux et m'asseoir sur ce qui me servait de couche. A n'en pas douter j'étais prisonnier et notre cellule – nous étions deux à la partager – était des plus sobre. Très propre — pas un brin de poussière, l'air était d'une pureté incroyable — mais sobre.
Il s'agissait d'une pièce rectangulaire, sans fenêtre. Les murs, le sol, les couchettes — sur les deux pans les plus larges de la cellule — étaient tous de la même matière, une sorte d'acier patiné. La lumière était assez vive mais impossible de savoir d'où elle émanait.
Il n'y avait pas de porte.
— So arrvi do mergué sin ?
L'homme en face de moi était assis, ses bras tendus accrochés à sa couchette, comme prêt à bondir. Sa barbe et ses longs cheveux noirs lui couvraient une partie de son visage. Il souriait tout en me lançant un regard perçant difficile à interpréter. J'hésitais entre la moquerie et une agressivité teintée de folie, ce qui dénotait avec la prévenance dont sa voix venait de se faire l'écho. En guise de vêtement, il portait une combinaison verte unie assez serrée. Soit une tenue locale, soit celle dévolue aux détenus. En ce qui me concernait on m'avait laissé mon jean et mon tee-shirt ainsi que mes chaussures. Mon statut n'était peut-être pas encore clairement défini.
Je me levai et tentai de m'approcher pour serrer la main à l'homme en face de moi. Il me fit aussitôt signe de m'arrêter.
— Né ! Né!, dit-il en agitant un doigt de haut en bas.
Mais il était déjà trop tard. Je venais de percuter un mur invisible. Mon mal de crâne n'était pas près de s'estomper.
— Tis al ?
La colère me gagna.
— Quoi Tis al ? Tis al ? Je ne comprends rien à votre langue ! Je ne sais pas où je suis et je ne comprends rien à ce qui se passe, c'est difficile à piger ça, merde à la fin !
L'homme blêmit. Les billes noires de ses yeux semblèrent se rétracter sous l'effet de la surprise ou, comme j'allais très vite m'en apercevoir, de la peur. Il se leva, se précipita sur le côté droit de sa cellule et frappa de ses poings contre la vitre invisible tout en hurlant.
— TOS DO ORTE LAITET !!! TOS DO ORTE LAITET !!! IHIO ! IHIO...Ihio...
Les larmes suivirent ses cris de désespoir. De l'écume s'échappa de sa bouche, retenue aussitôt prisonnière de sa barbe, de la morve jaillit de ses narines et, vidé de ses forces, l'homme glissa le long de la paroi, laissant des traces de doigt et de mucus qui, bizarrement, s'effacèrent aussitôt. Il se recroquevilla et porta les mains à ses oreilles tout en se balançant d'avant en arrière. Son corps parlait pour lui. Il était choqué.
Quant à moi je venais de réaliser une chose qui pourrait peut-être s'avérer utile. Ici, ma langue était une arme.
Le temps passa et mon compagnon de cellule resta recroquevillé au sol, apathique. Je ne tentai même pas de lui parler de crainte de susciter une nouvelle crise de panique. J'arpentai les contours de ma cellule et constatai à nouveau que les traces que je pouvais laisser sur la paroi disparaissaient dans les secondes qui suivaient. Il ne s'agissait ni de verre ni de plexiglas. C'était... autre chose. J'aurais été bien en peine de dire quoi. Si j'en jugeais par la simple vision des villes aériennes, des drones et de la sophistication de la cellule, la technologie était bien plus avancée ici que...
Voilà. Où étais-je ? Avec ce court moment de répit et mon cerveau enfin débarrassé de la brume anesthésiante, je pouvais enfin me poser la question. Seules deux possibilités s'offraient à moi. Soit Serge m'avait permis de voyager dans le temps, à savoir dans un futur indéterminé mais suffisamment éloigné pour permettre une avancée technologique conséquente. Un bond vers une époque où les langues avaient évolué au point de les rendre méconnaissables pour une personne telle que moi.
Mon oncle et ma mère n'apparaissaient-ils pas sur un tableau de la Renaissance, signe qu'il était possible de suivre le cours du temps dans les deux sens ? Mais alors dans ce cas là, pourquoi ma langue provoquerait-elle l'hostilité comme ce fut le cas pour le drone — si tant est qu'elle en fût à l'origine — ou bien l'effroi comme avec mon compagnon de cellule ?
Soit, seconde hypothèse, Serge m'avait envoyé sur un monde parallèle, une Terre qui, pour des raisons que j'ignorais encore, n'avait pas suivi le cours qu'on lui connaissait. Dans les deux cas, je nageais en pleine science-fiction.
La réponse n'allait pas tarder à venir. Sur ma gauche, la paroi d'acier coulissa sans bruit. Mon comité d'accueil entrait en scène.

VOUS LISEZ
La Brèche
Science FictionIls avaient ouvert la brèche. Ils croyaient l'avoir refermée. Leur passé les rattrape. Quand toutes vos certitudes s'envolent, quand le monde qui vous entoure n'est plus tout à fait le même, restez sur vos gardes. Le pire est à venir.