Dans la brèche - 4 -

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La course succède à la marche.

Fuir non pas pour oublier, il n'y a déjà plus rien à oublier, mais fuir pour effacer, ôter de sa vue l'impensable. Courir lui donne la possibilité de tester ses troublantes capacités physiques, voir jusqu'où elle peut solliciter son corps. Courir lui sert d'exutoire. A mesure que ses foulées s'allongent, elle se complaît dans un rythme frénétique, adopte une allure folle. Le paysage, uniforme, défile. Elle ouvre grand la bouche, crispe ses mâchoires, se met à hurler. Le cri est profond et long, rageur, nourri de son incompréhension, sa frustration et cette crainte irraisonnée, viscérale, de ne plus être maître de rien. Une fois le cri éteint, elle reste la bouche ouverte, comme prête à mordre le vide et à le déchirer. Elle y songe d'ailleurs. Elle s'imagine le saisir à pleine dents, tirer dessus d'un grand coup de tête en arrière en espérant qu'il deviendra aussi souple et malléable que du tissu, qu'il s'envolera derrière elle pour laisser place à la réalité, sa réalité, là où sa mémoire l'attend. Elle y songe mais ne le fait pas. A la place, elle ralentit. Puis s'arrête. Elle a parcouru une centaine de mètres. Elle n'est même pas essoufflée, ne transpire pas, n'a toujours pas soif. Elle hésite à se retourner, se dit que derrière, l'homme et l'oiseau bougent à nouveau, mais qu'ils retrouveront leur immobilité dès lors que son regard se portera sur eux. Sont-ils complices de la machination dont elle fait l'objet ?

Pauvre folle, imagines-tu un seul instant qu'un oiseau puisse être complice de quoi que ce soit ? La réponse est devant toi, pas derrière, fonce.

Elle a raison. La réponse est devant elle. A six kilomètres, enfin ce qu'elle suppose être des kilomètres Elle apprend ceci grâce à une borne kilométrique sur le bas-côté.

A12 – Ansoussi. —> 6

Cette indication marque aussi un changement subit du paysage. La route entame en effet une montée sinueuse, alternant petits et grands virages. Les champs ont disparu pour céder la place à une forêt de pins d'un côté, une paroi de roche de l'autre. En continuant sa course, elle remarque que l'eau d'une cascade est elle aussi figée. Elle stoppe net en voyant ça et s'apprête à passer sa main au travers des gouttes suspendues dans l'air mais celles-ci forment comme un barrage. La fixité des éléments liquides les rend solides. Un nouveau sujet d'inquiétude naît en même temps que cette constatation. Se pourrait-il que son corps se fige lui aussi dans les minutes ou les heures à venir ? Ses nouvelles dispositions physiques ne sont-elles pas des signes avant-coureurs de modifications plus profondes l'amenant à se fondre dans... dans le décor ?

Encore une fois cette sensation d'avoir été déposée là pour une mise en scène douteuse, dénuée de rationalité.

Encore une fois, cette force en elle qui l'empêche de céder irrémédiablement à la panique. Elle ne comprend pas d'où lui vient cette volonté de faire face mais elle a su en faire son alliée pour le moment, alors autant s'appuyer dessus. Elle n'est pas là depuis bien longtemps et se doute qu'elle n'est pas au bout de ses surprises.

Un kilomètre environ avant d'arriver à Ansoussi, elle aperçoit deux hautes tours crénelées, lesquelles grandissent au fur et à mesure de son ascension l'impressionnent par leur hauteur et leur très bon état. Se pourrait-il que quelqu'un soit là-haut en train de l'observer ?

Le panneau du village est à lui seul un premier élément de réponse. Le nom est en effet caché par un morceau de papier qui le recouvre totalement. Une flèche l'intimant de rentrer est dessinée dessus au stylo feutre.

Quelques mètres plus loin à peine, une autre pancarte avec une flèche lui indiquant d'aller tout droit est accrochée à un lampadaire. Tout droit, c'est l'avenue principale du village.

La rue est déserte. Comme toutes les autres. Il n'y a pas âme qui vive. Les maisons, de simples maisons blanches, basses, aux tuiles en ardoise, accolées les unes aux autres, donnent au silence un caractère encore plus oppressant. Toutes ont des volets verts. Fermés. Empêchant de voir à l'intérieur. Les rideaux de fer des magasins sont tirés. Régulièrement, des flèches continuent de la guider, tantôt, à droite, tantôt à gauche, suffisamment grandes pour être repérées de loin.

Elle ne cesse de se retourner, en proie à un mauvais pressentiment, persuadée que, d'un instant à l'autre, les maisons vont se recourber pour l'encercler, l'enfermer, l'avaler.

Rien ne se passe.

Elle débouche enfin sur une place, une grande place de village, bordée par de jeunes tulipiers et surplombée par une église.

Son cœur marque un arrêt face au spectacle hallucinant qui s'impose à elle.

Une scène a été montée devant l'église. Une immense banderole la traverse.

Bienvenue à la maison Debbie !

A chaque extrémité de la scène, deux grands écrans projettent une photo d'elle en gros plan où elle sourit, le regard pétillant.

Sur le terre-plein, tous les habitants du village sont là, debout, immobiles, certains portant des enfants sur leurs épaules, les mains levées bien haut et raidies dans un simulacre d'applaudissements, les visages eux aussi souriants. L'heure est à la fête.

Ça va être ta fête, pense Debbie de son côté.

A l'instant même, la mémoire lui revient de plein fouet.

La BrècheOù les histoires vivent. Découvrez maintenant