Elle prend la direction du nord comme elle aurait pu choisir le sud, l'est ou l'ouest. Par hasard. Parce que ça ne fait aucune différence. L'horizon est là, dans sa plus totale uniformité, comme s'il s'agissait d'un vieux décor de film dont on aurait collé bout à bout une seule et même image, pour faire illusion.
Elle essaie de ne pas songer à ce qu'elle aurait pu trouver sur sa route si elle avait choisi une autre direction. Elle sait que si elle commence ainsi, c'est la voie ouverte au vertige, à la panique, à nouveau. Alors elle se retranche en elle-même, freine les envolées de sa pensée, les verrouille dans les méandres de son cerveau comme on replie le diable dans sa boîte, laborieusement. Car une fois ses pensées échappées, il est difficile pour elle de les contenir toutes. Elles sont si nombreuses.
Elle ne peut même pas faire en sorte de s'oublier. Elle est l'oubli. Durant sa longue marche, bizarrement, elle s'est imposé de ne pas harceler sa mémoire, de crainte peut-être de succomber au renoncement, de s'affaler à terre et de ne plus bouger, vidée des forces lui permettant de reconquérir l'unique territoire qu'elle sait lui appartenir : son histoire.
Alors, les yeux plongés vers le sol, elle marche, pose un pied, puis l'autre. Elle se contente de cette mécanique si facile à maîtriser encore. Elle n'a relevé la tête que lorsque les herbes hautes ont cédé la place à un large chemin de terre. Ce simple changement de décor a suscité un espoir qui s'est consumé aussi vite qu'il est apparu. L'horizon a troqué son immuabilité pour une autre. Un champ coupé par une voie de terre s'étendant à perte de vue.
Elle reprend sa marche. Un pied, puis l'autre, inlassablement.
Elle ne sait pas depuis combien de temps elle marche. Bientôt, pourtant, très bientôt, elle va réaliser que le temps, justement, n'a pas de prise dans cet espace qu'elle a investi malgré elle. Il ne s'écoule pas. Il n'est pas, n'a tout simplement pas de raison d'être. Et cette absence n'est pas sans s'accompagner de désordres ni de dangers à son échelle à elle. Elle serait seulement à même de se rendre compte de ça, de ce troublant constat, que, sans sa mémoire, elle le réfuterait, prétextant une vision étriquée de l'esprit humain. Celle là même lui interdisant d'appréhender le fait que l'univers, ce sacré foutu univers, n'a ni début ni fin.
Aussi, écrasée par le poids de l'oubli – d'elle même, de ses connaissances si chèrement acquises – elle marche, encore et encore, la tête baissée, sans même s'inquiéter d'une luminosité constante, imperturbable, sans se soucier de ne plus voir les herbes hautes bouger sous les assauts d'un vent qui s'est étrangement éteint peu de temps après son réveil, sans s'alarmer non plus de l'absence du son de ses pas sur le sol.
Puis, elle entend comme un murmure,comme un appel, là,loin devant elle. Elle relève la tête et se laisse aussitôt envahir par la joie, ramenant sa pensée à un niveau de conscience élevée.
Il y a une voiture échouée en travers de la route, comme si celle-ci s'était arrêtée brusquement après l'avoir aperçue et se trouvait prête à l'embarquer. Un homme se tient debout à côté du véhicule. Apparemment, il porte sa main en visière et regarde dans sa direction. C'est étrange, peut-être, parce qu'il n'y a pas de soleil mais qu'importe, il est là et c'est bien l'essentiel après tout.
Elle se met à courir, le hèle, donne toute la force possible à sa voix, l'accompagne à grand renforts de gestes.
L'homme, car c'est bien d'un homme qu'il s'agit, ne réagit pas.
Elle court, court, sans éprouver la moindre fatigue, mais à quelques mètres de son point de délivrance, elle ralentit tout de même, puis s'arrête finalement avant que ses jambes ne la lâchent sous le poids de la déception.
Ses traits se décomposent alors qu'elle laisse libre cours à sa peine, sa frustration, sa rage.
L'homme est aussi immobile qu'une statue de sel.
Et dans le ciel, l'oiseau sur lequel pointe son regard l'est tout autant.
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La Brèche
Science FictionIls avaient ouvert la brèche. Ils croyaient l'avoir refermée. Leur passé les rattrape. Quand toutes vos certitudes s'envolent, quand le monde qui vous entoure n'est plus tout à fait le même, restez sur vos gardes. Le pire est à venir.