Chapitre 32

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Depuis les vestiaires, on peut sentir les gradins qui tremblent à faire vibrer le métal des casiers. À quelques minutes de la finale du championnat de basket régional, tout le monde est survolté. C'est valable pour les spectateurs qui s'amassent dans le gymnase autant que pour nous. Notre coach nous rappelle les règles de sécurité pour notre enchaînement tandis que j'enfile fébrilement ma tenue. Ses mots sont couverts par le grésillement des pompons qui scintillent et les rires qu'on échange pour masquer le trac.

À ma droite, Rachel se change silencieusement. C'est comme ça depuis notre dispute. Je devrais y être habituée mais chaque jour, je vois son regard se vider davantage. Peut-être que c'est ma culpabilité qui m'incite à y voir autre chose que notre dispute, mais je peux pas m'empêcher d'imaginer le pire. Furtivement, je m'approche d'elle comme si je pouvais m'attendre à ce qu'elle accepte miraculeusement de me parler.

— Rachel, est-ce que ça va ?, dis-je, la voix hésitante.

Elle sursaute brièvement, surprise par l'intrusion qui s'est glissée au milieu de ses pensées, mais témoigne rapidement sa froideur en ajustant sa manche sans me regarder. Pendant un bref instant, j'ai cru voir le regard de quelqu'un qui se sent coupable, mais j'ignore de quoi.

— Ça va, dit-elle sobrement.

Je sais pas ce que j'espérais, surtout maintenant, cela dit, au moins elle m'a répondu. Je mordille mes lèvres en attendant de savoir que dire de plus. Ça a beau être le pire endroit pour faire ça, je veux qu'elle sache que je suis là, si seulement elle veut encore de moi.

— Je m'inquiète pour toi... murmuré-je discrètement.

Je pose ma main sur son avant-bras pour l'empêcher de se refermer et la rapidité avec laquelle elle se dégage me fait reculer.

— C'est pas tes affaires, ok ? Laisse-moi tranquille, lance-t-elle en plissant les yeux avant de se retourner.

J'ai sûrement été trop ambitieuse. Galvanisée par le match qui approche, Stacy intervient avec toute son énergie. J'ai cru pouvoir rester discrète mais avec elle dans le coin, c'est presque impossible. Depuis qu'elle est capitaine, plus rien ne l'arrête.

— Laisse-la, elle est grognonne aujourd'hui !, s'exclame-t-elle en me donnant une tape sur les fesses. Je m'habillerais plus vite à ta place.

— Tu as peur que je sois en retard ? demandé-je en passant ma jupe.

Elle ricane. Je vois pas ce qu'il y a de si drôle.

— Oh non, je m'en fais pas pour ça.

Un sourire en coin prend forme sur ses lèvres et Rebecca lui lance un regard complice avant de glousser à son tour. Je devine à leurs regards pétillants de malice que leurs oreilles indiscrètes ont déterré le ragot de l'année. Je pourrais rester indifférente et jouer avec leur frustration mais je décide de les libérer de ce secret qu'elles ne peuvent plus garder.

— Eh bien quoi alors ?

Stacy agrippe Rebecca par le bras pour la rapprocher de nous, et se penche pour chuchoter :

— Il paraît qu'on a une gouine dans l'équipe.

Les deux filles reculent pour contempler ma réaction avant de rire à nouveau. C'est un rire mesquin et effroyablement mauvais qui me paralyse. Elles croient que mon silence est une bonne chose.

— Oh putain, ça me dégoûte, surenchérit Rebecca qui ne masque pas son aversion. T'imagines, on se change alors qu'elle est peut-être pas loin.

— C'est clair. Je suis sûre qu'elle nous mate dans les vestiaires !, ponctue Stacy qui fait semblant de vomir.

Moi aussi mon corps est secoué d'un haut-le-cœur, mais le dégoût qui m'anime n'est en rien celui qui agite les deux filles. Devant elles, je demeure figée tant je suis sidérée par l'échange auquel j'assiste. Dans leur monde parfait, il y a elles, et puis le reste. Qu'il soit barjot ou gouine, c'est du pareil au même ; ce qui est différent n'est pas normal. L'étroitesse d'esprit de mes amies n'a rien de nouveau, ça fait un moment que je regarde la réalité dans les yeux. Ce qui est nouveau, c'est mon incapacité à me taire. Elles sont là à s'autocongratuler pour leurs blagues sordides, tandis que moi, je serre les dents à m'en faire saigner les gencives. Soudain, c'est la blague de trop.

— Et alors ?, demandé-je en réaction à leur annonce.

Stacy hausse un sourcil, presque déstabilisé par l'audace de ma question.

— Pardon ?

Il serait tentant de me retourner et de faire comme si je n'avais rien dit, mais je m'y refuse et l'affronte. Sans vaciller, je réaffirme ma position en insistant sur chaque mot.

— Et alors ?

Lorsque je me répète, elles sont figées de stupéfaction. Elles ne s'attendaient pas à ce que quelqu'un discute leur opinion. J'ai même l'impression que l'idée d'une possible divergence sur le sujet n'a jamais traversé leurs cerveaux étriqués. Rebecca s'approche pour me raisonner.

— Tina, c'est contre-nature tout simplement !

— Oui, je crois qu'il y a un passage dessus dans la Bible !, ajoute Stacy qui hoche la tête pour approuver les dires de son amie.

Je ris avec cynisme. Oser citer la Bible, c'est le comble de l'hypocrisie, Stacy.

— Ah ouais ? Je crois qu'il y a aussi un passage dans la Bible, à propos de ce que t'as fait y a deux semaines sur la banquette arrière de Cody !

Mes mots la frappent comme un uppercut, et lorsque les filles se tournent vers Stacy, l'euphorie d'avant-match disparaît. Personne ne sait comment réagir, à commencer par Stacy qui doit hésiter entre garder son sang-froid et ne pas perdre la face. Finalement, elle tranche pour la première.

— Tina, c'est pas le moment pour ce genre de débat, dit-elle avec un sourire forcé.

Elle s'avance vers moi et joue la carte "capitaine" qui fait passer son équipe avant toute chose. C'est en partie vrai... sauf pour celle qui s'avère lesbienne.

— Ça t'arrange bien, dis-je en croisant les bras.

Rebecca secoue la tête, incrédule.

— Pourquoi tu la défends, Tina ? C'est contre-nature, point final !, dit-elle d'un ton catégorique pour mettre fin à ce débat qui pourrait mal tourner.

Stacy m'affronte du regard. Elle aimerait que je baisse les yeux mais c'est impossible. Autour de nous les filles chuchotent et finalement, Rachel, d'une voix fluette, met fin à cette querelle.

— Peu importe, Stacy a raison. C'est pas le moment pour ça.

Je sais pas de quel côté elle est. Peut-être qu'elle veut juste qu'on arrête de soulever de la merde. Son intervention a suffi à Stacy pour se détacher de moi et

lorsque notre coach entre pour nous appeler, les filles se dispersent pour entrer dans le gymnase. Quand j'y pénètre, l'immensité du hall m'engloutit. Les gradins sont remplis et je sens le parquet trembler sous mes pieds tandis qu'on est accueilli par des cris. Mes amies sont à nouveau galvanisées mais moi j'arrive pas à me sortir ces mots de la tête. Le suicide de Mary ne leur a rien appris.

Je prends place au centre du terrain avec mes coéquipières. Je suis pas concentrée, prête à flancher. Ça va encore me retomber sur le coin de la tronche cette histoire. J'observe Rachel devant moi qui ajuste encore une fois ses manches. Elle est nerveuse. Qu'a-t-elle pensé de tout ça ? Bien avant qu'on se dispute, il y a toujours eu une part d'elle que je ne parvenais pas à déchiffrer. C'est peut-être parce qu'elle parle peu, mais parfois, je me demande si elle ne se tait pas par peur de se montrer.

Lorsque la musique démarre, je suis pas prête, alors je regarde les autres et mon corps se souvient des bons gestes. Guidée par Stacy, on enchaîne les pirouettes sous l'œil de notre public en liesse. Les filles sont gracieuses, tandis que moi, je suis rigide. Voilà ce que ça me coûte de m'énerver avant un match. Je voudrais pas faire tache, alors je m'applique à sourire, mais je sens mes zygomatiques se crisper à force de tirer dessus. Je crois que j'ai l'air de pas savoir ce que je fous là. Je me rassure, de toute façon, de loin, on remarque que les pompons et les sequins qui brillent... J'espère.


Goodbye MaryOù les histoires vivent. Découvrez maintenant