Chapitre 13 : 2 en 1

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Le 22 octobre - Solange

Je pensais que renaître serait un processus simple mais au petit matin, Automne, le petit feu follet insouciant, et moi avons été réveillées par une sensation de compression sur tout le corps. J'ai immédiatement compris ce qui se passait : le moment de ma naissance approchait.

Soudain, une panique sourde m'envahit, le besoin irrépressible de fuir mon nouveau corps, qui m'apparu à la fois trop petit et étranger. Alors, je me suis extirpée péniblement de mon enveloppe charnelle, flottant tout près d'Alice, je l'ai regardée se préparer sereinement à son accouchement, à notre rencontre imminente. Elle était radieuse, emplie de joie. Je n'ai pas pu m'empêcher de l'envier un peu, son bonheur innocent réveillant en moi des souvenirs douloureux. Je repensais à ma vie précédente, à ma grossesse inachevée, à ce bébé que j'aurais aimé accueillir et qui m'a été arraché trop tôt. Puis, une lueur d'espoir naquit au fond de moi, dans la vie qui m'attend, je deviendrai une femme et je pourrai connaître cette expérience à mon tour, celle de devenir mère.

Cependant, un doute subsistait, comme une ombre planant au-dessus de mes pensées. Qui étais-je ? Solange. J'étais toujours moi même, toujours Solange. Est-ce que toutes les âmes empruntaient ce cycle étrange de la réincarnation ? Si c'était le cas, pourquoi personne ne semblait se souvenir de sa vie antérieure ? Étais-je moi aussi condamnée à m'oublier ? Cela m'était insupportable. Je me concentrais de toutes mes forces sur les souvenirs de ma vie passée : mes parents, mes frères et sœurs, la ferme où j'avais grandi, la chaleur des animaux, la nature que j'aimais tant, l'amour qui m'avait transcendée, le bébé que j'avais attendu. Mes souvenirs me semblaient toujours aussi vivaces, comme gravés en moi pour l'éternité. Pas le moindre signe d'oubli. Pas encore. J'étais prête à lutter intensément pour retenir chaque fragment de cette existence.

Me tirant de mes pensées, une petite loupiote apparut à mes côtés. Automne était là, et sa présence me réconfortait. Sans un mot, elle semblait m'intimer de retourner dans mon enveloppe charnelle, je la laissai me guider à l'intérieur.

Ce jour-là fut long, exténuant. Pour se préparer à ma naissance, mon corps et celui d'Alice semblaient travailler à l'unisson, j'étais ballotée et comprimée. Dieu que c'était inconfortable ! Tous ces tiraillements m'oppressaient, me poussant vers une naissance que je redoutais. Mais le pire, ce fut l'instant précis de naissance. Soudain, le froid qui m'enveloppa fit rejaillir le souvenir de la sensation glacée de ma mort. Mon corps réagit brutalement, je me mis à hurler, un cri primal tandis que mes poumons se dépliaient pour la première fois. Je ressentis la vie déferler dans tout mon corps. Je subissais tout à la fois : la lumière trop vive, le son trop fort, et toujours ce froid. J'eus envie de m'échapper un peu des secousses de ce corps, mais rien ne se produisit. J'étais piégée, incarnée pour de bon, sans aucune échappatoire.

Puis, j'entendis la voix d'Alice : "Bienvenue, Automn." Elle me regardait, ses yeux pleins d'amour, embués de larmes. Nos regards s'accrochèrent un long moment. Elle avait dit "Automn", mais au fond de moi, j'étais toujours Solange...

C'est alors que je la perçus vraiment. Automn, mon petit feu follet joyeux, était là elle aussi, et je la sentais frémir d'amour et d'élan pour Alice. Une vérité cruelle et déstabilisante s'imposa à moi : ce corps n'était pas seulement à moi, il appartenait également à Automn. Celle que je prenais pour mon guide n'était peut être pas une simple compagne d'âme. Elle m'apparaissait soudain comme l'hôte principal de ce corps, la vraie propriétaire de cette vie. C'était comme si l'univers s'était trompé et que j'avais été envoyée ici par erreur. Je compris que c'était moi l'intruse, celle qui ne devrait pas être là. Je repensais à Alice murmurant son prénom, sans doute qu'Automn méritait que le bébé porte son prénom, pas moi.

J'aimerais en vouloir à Automn, mais elle est si naïve, si pure, si lumineuse que je continue à être profondément attachée à elle. Automn n'a aucun souvenir d'avant ; pour elle, ce corps est un nouveau terrain de jeu, un endroit où elle existe sans se poser de questions. Elle ne questionne pas non plus ma présence. Pourtant, je sens qu'elle aussi souffre parfois de notre cohabitation forcée. Automn aime téter, elle en a besoin pour survivre, bien sûr, mais moi, je trouve cela répugnant. L'idée même me dégoûte, mais je ne peux m'y soustraire. Chaque fois que je sens la chaleur du sein d'Alice contre mes lèvres, une vague de nausée me traverse. Quand le lait jaillit, je réprime un haut-le-cœur et je tente de me mettre en retrait, le plus loin possible, pour laisser Automn se nourrir. Parfois, je n'y arrive pas, et je croise le regard inquiet d'Alice.

En revanche, il y a quelques moments de répit. Lorsqu'Alice nous lit ses livres à voix haute, je savoure chaque phrase, chaque mot. Automn n'a pas encore cette capacité, mais moi, je peux déjà en saisir la beauté.

De son côté, elle est fascinée par des choses insignifiantes. Elle découvre le monde à travers ses sensations : la chaleur, la lumière, les sons. Cela l'occupe, la comble même. Moi, je me sens souvent coincée dans un cycle d'apprentissage lent, fastidieux et inutile. Automn ébauche les mêmes mouvements cent fois pour obtenir une réponse de notre corps. Moi, je n'en peux plus. Je sais faire. Je sais me retourner, ramper et même marcher, mais malgré toute ma volonté, je ne peux pas guider ce corps à ma guise, comme une simple marionnette. Je dois laisser Automn apprendre. Je dois attendre qu'elle soit prête.

La nouvelle d'AutomnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant