Chapitre 25 : L'ombre de ton ombre

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Solange

Je l'entends. Alice. Ses mots me traversent, poignants, pleins d'angoisse. Chaque fois qu'elle prononce mon nom, un frisson me parcourt, comme une vague de culpabilité qui me rappelle que je ne devrais pas être là. Elle me supplie, avec tout l'amour d'une mère désespérée, de laisser sa fille tranquille.

Je n'ai jamais voulu leur faire de mal, ni à elle, ni à Automn. Quand je suis arrivée ici, j'étais si heureuse, pleine d'espoir, persuadée que cette vie était ma seconde chance. Je pensais que ce corps m'attendait, qu'il me réclamait. Il y avait une telle lumière autour de ce bébé, une telle pureté. J'ai cru que c'était un signe, que le destin m'appelait. Mais je me suis trompée. Quand j'ai rencontré Automn, je l'ai aimée instantanément, je croyais qu'elle était une sorte de guide pour moi, qu'elle m'invitait à prendre ma place dans mon nouveau corps. Mais Automn, c'est elle qui devait vivre, grandir, apprendre à devenir elle-même. Et moi, je me suis imposée, sans même comprendre l'ampleur de ce que je faisais.

Maintenant, je vois ce que ma présence lui cause. Les crises sont des réactions à cette tension insupportable entre nos deux esprits. Nos deux âmes coincées dans un espace bien trop petit sont bien trop sensibles, bien trop réceptives au monde qui nous entoure. J'occupe une place qui ne m'appartient pas, et Automn ne peut pas se déployer pleinement. Elle est si pure, si naïve qu'elle ne m'en veut même pas. Elle essaie de vivre sa vie, de comprendre ce monde, mais je suis là, avec des souvenirs d'une vie qui n'existe plus, avec mes douleurs d'adulte et mes repères d'une époque révolue. Je ressens sa confusion chaque fois qu'elle essaie de ressembler aux autres enfants, chaque fois qu'elle essaye de se conformer à ce que ses parents ou l'éducatrice attendent d'elle.

Depuis que Mylène a commencé à nous proposer des séances, nous arrivons mieux à nous coordonner. Automn, poussée par son désir d'apprendre, moi, attendant avec impatience la session suivante de lecture, ou les anecdotes littéraires dont Mylène m'abreuve. Les activités proposées me semblent toujours aussi humiliantes, mais je sais que ces collages de gommettes et autres dessins me permettront d'atteindre ma récompense : quelques pages de Gatsby le Magnifique de F. Scott Fitzgerald auxquelles je n'ai accès que lors des séances avec Mylène. Alors, je m'applique, et comme Automn aussi, notre corps semble enfin obéir. A chaque séance, le chemin nécessaire pour coordonner nos gestes semble plus fluide.

Souvent, je me demande ce qu'il adviendra d'Automn si je pars. Je sens qu'elle est profondément différente. Elle est fragile, hypersensible, Automn est toujours attirée par les détails subtils que personne d'autre ne remarque, les mouvements des feuilles d'arbres, les déclinaisons de couleurs. Ce trouble, ce que les médecins appellent l'autisme, je crois que je le ressens aussi en elle. J'ai vu comme elle a du mal à tisser des liens, comme elle se bat pour comprendre les autres et combien sa pensée est complexe et foisonnante. Même sans ma présence, sa vie sera marquée par cette différence, par ces défis qu'elle devra affronter. Je repense à notre expérience de l'école, au regard des gens dans le métro parisien, je me remémore aussi la façon dont étaient traités les gens comme Automn dans ma vie passée et j'en suis persuadée : elle n'est pas faite pour ce monde, ou peut-être est-ce ce monde qui n'est pas fait pour elle. Si je m'efface, cela changera-t-il vraiment quelque chose ? Si je reste, puis-je l'aider, la protéger ?

Je ne suis pas méchante, je ne suis pas un démon. Mais je comprends pourquoi Alice me voit ainsi. Pour elle, je suis un intrus, un parasite. Et elle a raison. Ce n'est pas mon corps, ce n'est pas ma vie. Mais comment pourrais-je partir ? Comment puis-je m'en aller alors que je n'ai nulle part où aller ? Je ne suis ni vivante, ni véritablement morte. Coincée ici, dans ce corps qui ne m'était pas destiné. Si je le quitte, il ne me reste rien. Flotterai-je à nouveau dans cet espace vide, sans forme, sans but. Vais-je retrouver mon escalier, la vue sur ma maison pour l'éternité ? Aucune lumière, aucun espoir, j'étais seule, si seule.

Je ferme les yeux, essayant de me mettre en retrait, de disparaître au plus profond de l'esprit d'Automn. Je veux lui laisser de la place, lui permettre de vivre. Peut-être que si je me fais toute petite, elle pourra enfin respirer. Je me concentre, je me replie sur moi-même, comme une feuille qui se referme à la nuit tombante. Je veux me fondre dans l'ombre, me dissoudre dans ses pensées, ne plus interférer. Mais même cela me semble impossible. Il y a toujours une part de moi qui reste éveillée, qui refuse de céder entièrement.

Je pense souvent à la mort, à ce qu'elle signifie vraiment. Est-ce un simple passage, ou une punition ? Suis-je coincée ici parce que je dois expier quelque chose ? Je pense à mes erreurs passées, mes agissements ont ils été si graves ? Peut-être... Je ne regrette rien, mais ma plus grande peine, c'est de ne pas avoir pu connaître mon propre enfant. Mon bébé... Je le vois encore, si petit, si fragile. Je me souviens de cette douleur déchirante, quand j'ai compris que je ne le tiendrais jamais dans mes bras, que je ne le verrais jamais grandir. Mon cœur se brise encore à chaque fois que je pense à lui. Peut-être que c'est pour ça que je suis restée accrochée à Automn, parce que je voulais tant être une mère. Parce que je ne pouvais pas accepter que ma propre vie se soit terminée si brutalement, sans avoir eu cette chance.

Mais maintenant, je souhaite offrir à Automn ce dont j'ai été privée : sa propre destinée. Je dois me retirer, même si cela signifie attendre, attendre la fin de sa vie pour enfin partir, pour enfin disparaître. Je me tiendrai ici, en silence, cachée dans les recoins de son esprit, veillant à ne plus jamais troubler sa vie. Mais si, un jour, elle a besoin de moi, si un jour je sens qu'elle ne peut pas affronter seule ce monde qui ne la comprend pas, je serai là. Toujours en veille, prête à l'aider à ma manière.

Je suis fatiguée. Si fatiguée de cette lutte, de ce corps, de mes doutes. Alors je vais m'endormir. Attendre, en silence, en retrait. Pour elle. Pour Automn.

La nouvelle d'AutomnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant