Chapitre 15 : Un pas de trop

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TW : maltraitances

Solange

Après la réunion à l'école, les tensions entre Marc et Alice n'ont fait que s'aggraver. Les fêtes de fin d'année n'ont rien arrangé, bien au contraire. Dans la famille de Marc, je sens une pression, comme si l'air était devenu épais, difficile à respirer. Les gens qui sont là nous regardent tout le temps, leurs jugements acérés m'étouffent.

Dans ma vie précédente, je n'avais jamais mis les pieds dans une ville. L'agitation, les cris, les odeurs sont un enfer pour Automn et moi. Ensemble, nous formons un être à l'esprit fragile, déjà surchargé de trop d'informations, puisqu'elles sont perçues et traitées par deux entités distinctes. C'est dans le métro que tout a basculé. Automn se sent perdue au milieu de la foule, elle veut s'accrocher à Alice, je sens son désarroi monter. C'était comme un tambour qui battait de plus en plus fort dans notre tête. Les sons, les mouvements rapides des passants, ces regards qu'ils nous lancent, tout cela est trop, vraiment trop. Je sens la nausée me submerger, tout se met à tourner, nous sommes comme prises dans une tornade, alors, Automn et moi crions à l'unisson.

Autour de nous, tout se fige. Les regards accusateurs des inconnus s'abattent sur notre famille. Alice nous a prises dans ses bras, serrées contre elle, espérant sûrement nous calmer. Mais ça n'a fait qu'empirer les choses, comme si sa peau me brûlait, comme si ses bras m'écorchaient. Marc a pris le relais, pensant que sa force physique suffirait à contenir ce chaos qui débordait en nous. Mais c'est tout aussi inutile que la douceur d'Alice. Il nous soulève, je me débats, j'ai l'impression que ses bras me broient. Automn, elle, semble s'effondrer de l'intérieur et se recroqueville dans un coin de notre esprit. Marc me pose sur un banc et s'écarte, l'air froid de l'extérieur m'apaise, je me balance d'avant en arrière, le regard fixé devant moi, il y a des arbres, enfin.

Quand nous sommes rentrés en Ardèche, c'est la guerre qui a éclaté entre Alice et Marc. Des disputes de plus en plus violentes déchirent le couple. Marc reproche à Alice d'avoir trop couvé Automn, d'en avoir fait une petite créature fragile, incapable de s'adapter à la vie. Il ne comprend pas que ce n'est pas juste un problème d'éducation ou d'encadrement, mais le conflit de deux âmes qui s'entrechoquent dans un même corps.

Alice est bouleversée par ces disputes avec son mari, et je vois le désarroi dans le regard qu'elle pose sur nous. L'arrêt de l'école nous a donné un soulagement temporaire. Mais très vite Alice se plonge avec obsession dans de nouvelles recherches. Je la vois, jour après jour, ses efforts acharnés pour me sauver, me corriger, me "guérir". Petit à petit, elle fait des essais pour nous forcer à communiquer, pour nous rendre "conformes".

Un jour, Alice retire tous les livres de la bibliothèque. C'est une nouvelle méthode qu'elle veut essayer pour encourager Automn à demander ce qu'elle veut. Elle a mis des pictogrammes sur les étagères vides. En fixant ces images enfantines, je sens la colère monter en moi. Poussée par cette force nouvelle, je prends le contrôle. Je m'approche d'Alice, la regarde droit dans les yeux, et je parle. C'est mon moment, un éclat de lucidité où je peux dire, faire ce qu'Automn n'a jamais pu, prononcer mon premier vrai mot : "Livre."

Alice me regarde, stupéfaite, comme si ce mot contenait tout ce qu'elle espérait. Elle me tend un livre, je suis soulagée. Mais je comprends en voyant ses yeux que ce n'est qu'un début, que l'engrenage est enclenché.

Le lendemain, au moment du repas, mon assiette est vide. Devant moi, encore des pictogrammes. Je jette à Alice un regard noir et refuse d'y toucher. Elle m'ignore tandis que mon estomac crie famine. J'attrape les pictogrammes, tout ce qu'il y a sur la table, et je jette tout par terre. La colère me submerge. Automn est désemparée, c'est la première fois qu'elle connaît une telle sensation de faim, elle hurle avec moi. Alice nous regarde à peine, elle ramasse les pictogrammes, nous réinstalle à table, et attend. Les minutes passent, la frustration nous bloque les bras, et j'ai beau essayer, je n'arrive pas à reprendre la parole.

Quand Marc rentre à la maison, je comprends que nous avons passé l'après-midi dans cette cuisine, sans bouger, à attendre de pouvoir manger. Marc s'installe pour le repas, et moi, épuisée et les yeux pleins de larmes, je pose ma tête sur la table. Dans ce geste, ma main trouve le pictogramme "pain". Alice a sauté sur l'occasion, souriante et triomphante, elle m'apporte une tranche de pain.

Les jours se succèdent, et Alice s'acharne à vouloir communiquer avec nous. Dès qu'un élément attire mon attention ou celle d'Automn, elle le met hors de portée. Alors, nous focalisons notre attention sur autre chose, qu'elle supprime, encore et encore. Bientôt, ma poupée et tous les jouets d'Automn ont disparu, il ne reste plus un seul livre. Alice a renoncé à l'écoute de podcasts et de musique. Elle finit même par priver Automn de son doudou, le petit hippopotame rose que nous serrons dans notre main pour dormir depuis toujours, et il nous manque terriblement. Entre son absence et la faim qui nous tiraille souvent, nous n'arrivons plus à dormir.

Malgré moi, nous pleurons souvent. Parfois, Alice ne vient même plus. Parfois, elle se contente de nous regarder, impassible et explique qu'elle fait ça pour notre bien. Je la toise de tout mon mépris. Elle fait du mal à Automn, ma compagne pleine de vivacité s'étiole dans les tréfonds de notre esprit. Je l'entends pleurnicher nuit et jour, et je ne sais pas comment la réconforter. Alors je prends le dessus, je lutte avec Alice, lui donnant satisfaction du mieux que je peux, tentant de dompter mon corps pour qu'elle nous laisse en paix.

Mais rien ne semble la satisfaire. Après chaque petite victoire, un mot arraché, un geste maîtrisé, Alice exige plus. Depuis que j'ai réussi à dire quelques mots, elle tente de m'obliger à dire "je veux". Elle est persuadée que j'en suis capable. Et comme je n'y arrive pas, sa patience s'effrite. Elle se tient devant moi, serre mes épaules entre ses mains avec une force qui m'effraie, jusqu'à m'en faire mal, et me secoue en répétant "Je sais que tu peux, fais-le !". Son regard me transperce et me terrorise. Je suis paralysée, incapable d'émettre le moindre son, trop préoccupée par mon corps endolori, par des souvenirs de mon ancienne vie, par le choc de découvrir qu'Alice peut être violente. Automn est terrifiée, moi aussi. Alice qui avait toujours été si douce avec sa fille est devenue notre bourreau.

A ce moment précis, je réalise que cela ne s'arrêtera pas. Qu'elle ira plus loin encore. 

La nouvelle d'AutomnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant