Chapitre 11 : é-Claire-ée

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TW : suicide

Le 21 septembre - Solange

Mes premiers souvenirs de mon nouvel état, ce sont les hurlements de ma mère. J'ai voulu la consoler, lui dire que tout allait bien, mais elle ne me voyait plus. En suivant son regard fixé en haut de l'escalier, j'ai vu mon corps.

"Ah oui, c'est vrai", ai-je pensé, sans plus d'émotion.

Je pensais que mourir serait une épreuve pénible, mais il n'en était rien. J'étais morte, voilà tout. Pas de vie qui défile devant mes yeux, ni de lumière blanche, juste une sensation glacée. J'étais toujours là, dans cette maison, comme avant. La seule différence, c'était ma famille, qui me pleurait. Ma mère avait déjà versé bien des larmes par ma faute, surtout ces derniers mois, après que je lui ai avoué ma grossesse. Elle s'était effondrée, la tête entre les mains, murmurant inlassablement : "Mais que va-t-on faire ? Mais que va-t-on faire ?"

Mon père, lui, s'était emporté. Il m'avait giflée, exigeant que je le conduise "au responsable". Je lui avais répondu que le responsable, c'était Dieu. Il m'avait giflée plus violemment encore, en hurlant : "V'là qu'elle se prend pour la Sainte Vierge, celle-là !" Après ce jour, il avait tout simplement cessé de m'adresser la parole.

J'effectuais mes corvées comme avant, rien n'avait changé, si ce n'était mon ventre rond et les regards inquisiteurs des voisins. Puis vint ce jour maudit. La chute. Je ne me rappelle plus des circonstances, ni même de la douleur. Juste le vide, le trou noir en moi et la certitude de mon anéantissement. Mon corps balançant au bout d'une corde n'était que l'ultime étape, j'étais déjà morte ce jour-là.

Ici, le temps n'a plus d'importance, mais je peux encore le mesurer sur les visages qui défilent dans ma maison. J'ai entendu Yves prononcer mon prénom. J'avais toujours eu un faible pour lui, déjà gamin, avec ses yeux bleus et ce sourire espiègle qu'il avait gardé en grandissant. J'ai découvert que je pouvais faire vaciller les lumières de la maison grâce à lui. Un jour, il devait avoir six ans, il avait caché des crapauds dans les chaussures de ses sœurs pour les effrayer. Les crapauds s'étaient échappés et dispersés dans toute la maison et, au lieu de les faire hurler de terreur, Yves avait dû appeler les filles à son secours. Les enfants s'étaient tous mis à poursuivre les batraciens en riant pour les remettre dans le jardin avant que leurs parents ne rentrent. Ils avaient ri si fort, leur plaisir était si communicatif que j'avais ressenti de la joie avec eux, et les lumières s'étaient mises à briller intensément. Les fillettes avaient été effrayées, mais Yves, lui, avait ri aux éclats.

Il y a quelques jours, Yves est revenu avec sa femme Monique. Ils ont bu un café avec la nouvelle propriétaire de la maison. Elle n'est même pas de ma famille. Après plusieurs années d'abandon au décès de ma sœur, la maison a été vendue à des étrangers. Alice, la nouvelle occupante, est gentille, je le vois. Pourtant, je ne peux m'empêcher de ressentir de l'amertume en voyant son ventre s'arrondir. J'envie sa vie, celle qu'on m'a volée. Malgré les douleurs du passé, je voudrais vivre à nouveau.

J'ai vu Yves sortir un album photo. Dedans, l'unique cliché de moi, pris de mon vivant. Je l'ai entendu raconter mon histoire, Alice semblait effrayée. Après leur départ, quand elle s'est assise dans son canapé, ses yeux se sont posés droit sur moi. J'ai presque cru qu'elle me voyait. L'émotion qui m'a envahie a fait clignoter les lumières, et elle a eu peur. Je me suis dit qu'il faudrait que je sois plus discrète. Je n'ai pas de raison de l'effrayer. Après tout, bientôt, grâce à elle, j'aurai un bébé à observer grandir.

Les jours qui ont suivis, j'ai remarqué qu'Alice était troublée, peut être était ce par mon histoire. Elle fixait souvent mon escalier avec appréhension. Ainsi, quand Claire est arrivée, j'ai tout de suite su qu'elle venait pour moi. Il y a des vivants qui savent parler aux morts, et il était évident qu'elle en faisait partie. Lorsqu'elle m'a saluée en m'appelant par mon prénom, un sourire a presque effleuré mes lèvres. Cela faisait si longtemps que personne ne m'avait parlé. Je l'avais observée s'installer pour communiquer avec moi, et j'ai eu envie de lui faire confiance.

Alice était là aussi, un peu tendue, mais je voyais qu'elle essayait de s'ouvrir à moi. Claire m'a parlé. Elle m'a expliqué que mon âme était restée coincée sur le plan terrestre mais qu'un ailleurs m'attendait, que la paix m'y attend, que mon bébé m'y attend. Elle m'a enveloppée de sons, de lumière, de sa voix apaisante, de ses pensées et m'a guidée. Elle était si douce. Je l'ai suivie, tout comme je sentais les intentions positives d'Alice.

Tout devenait flou.

"Bébé."

"Lumière."

"Bébé."

"Lumière."

Soudain, je me suis sentie aspirée vers une lumière intense, irrésistible, étrangement douce et chaleureuse. Alors, je me suis laissée porter.

La nouvelle d'AutomnOù les histoires vivent. Découvrez maintenant