Ce que je n'aurait jamais dû faire

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31/12/2024.

Je me tiens dans le même bureau que l'an dernier. Rien n'a changé, pas même la légère odeur de bois brûlé provenant de la cheminée au fond de la pièce. Les murs sont tapissés de livres, mais mes yeux se posent sur la grande fenêtre qui donne sur les Alpes, immobiles, éternelles. Je serre mes mains, essayant de garder une apparence calme. Pourtant, mon cœur bat si fort dans ma poitrine qu'il me semble remplir tout l'espace.

La porte s'ouvre doucement, et une femme en blouse blanche entre. Elle a des traits que l'âge a affinés et durcis, des cheveux blonds soigneusement attachés en un chignon, et une expression qu'elle tente de rendre bienveillante, même si je devine la tension derrière ses yeux. Elle s'assied dans l'un des fauteuils face à moi, et je prends place en face d'elle, sur le cuir froid. Le silence s'étire. Je perçois la douleur dans sa respiration lorsqu'elle ouvre le dossier devant moi, ses doigts tremblants sur les feuilles jaunies.

- Vous êtes revenue,  dit-elle, sa voix basse se heurtant au silence de la pièce.

Je hoche la tête, incapable de parler tout de suite. Elle pose le dossier devant elle, les sourcils froncés, et croise les mains, son regard fixé sur moi.

- Pourquoi ?  demande-t-elle enfin, presque comme une accusation.

Je détourne les yeux, regardant par la fenêtre, les cimes enneigées et l'éclat froid de la lumière hivernale. Tout dans cette pièce me semble lourd, comme si chaque objet retenait la trace de mes anciennes pensées, de mes anciens tourments.

Elle reprend, sa voix se voulant ferme. 

- Vous avez vécu une année, vous êtes capable de vivre, Nola. Vous avez su... faire face. 

Je la regarde alors, droit dans les yeux. 

- C'est vrai. J'ai vécu la meilleure année de ma vie. 

 Et pourtant, cette réponse me semble dérisoire, si incomplète. Une brûlure au fond de ma poitrine me rappelle que tout ce que j'ai laissé derrière moi, c'est une absence, une promesse qui ne s'est pas tenue.

- J'ai ri, j'ai pleuré, j'ai aimé,  je continue, ma voix se brisant sur ce dernier mot. 

Je me rends compte que mes doigts se crispent sur les accoudoirs du fauteuil. 

- J'ai senti le vent sur ma peau, goûté à la liberté... J'ai vu des feux d'artifice, partagé des moments simples, mais... 

 Je m'interromps, le regard se perdant de nouveau à travers la fenêtre. La femme me dévisage, hésite un instant, puis ose poser la question qui flotte entre nous depuis le début. 

- Qui avez-vous aimé, Nola ?

Un sourire triste m'échappe. 

- Un menteur. Un menteur au sourire angélique. 

 Je déglutis, revoyant encore ce sourire qui m'avait attrapé.

Elle tente de saisir la perche que je laisse entrevoir. 

- Alors continuez. Vivez une vie fantastique avec lui, et—

- Non,  je la coupe, ma voix est ferme cette fois.  S'il m'aime, je sais qu'il m'aime... il me rejoindra.

Un soupir traverse ses lèvres, et elle ajuste ses lunettes, me scrutant d'un air résigné. 

- C'est votre choix, Nola. Vous seul pouvez décider de la suite. 

 Elle referme le dossier et me regarde, attendant ma réponse.

Je ferme les yeux, laissant mes pensées m'emporter vers lui. Jeonghan... Son sourire m'apparaît, cette courbe douce de ses lèvres, la façon dont ses yeux se plissaient quand il me taquinait. Ses cheveux noirs qui volaient dans le vent quand il courait, comme un enfant, sur les plages que nous avons explorées. Sa voix grave et chaude, cette voix qui murmurait des mots que je n'osais jamais croire, et ces silences entre nous qui en disaient tellement plus que les paroles.

Je me rappelle ce jour où il m'a emmenée voir le lever de soleil, là-haut, sur cette colline que je détestais grimper. Il m'avait promis que la vue en valait la peine. Je râlais, bien sûr, mais quand le soleil a embrasé l'horizon de mille couleurs, j'ai compris ce qu'il voulait me montrer : la beauté brute, celle qui naît après l'effort. Et lui, il m'a regardée, les yeux plus brillants que l'aube elle-même, comme si ce paysage-là ne valait rien à côté de moi.

Il y a eu cette journée pluvieuse où on s'est réfugiés dans ce vieux café au coin de la rue. Il m'a offert un chocolat chaud en prétendant que je devais « réchauffer mon cœur de glace. » Je lui ai balancé une serviette à la figure, et il a ri, un rire clair qui résonne encore dans mes souvenirs.

Et cette nuit sur le toit, celle où les étoiles semblaient plus proches que jamais. Je l'avais rejoint, malgré la peur, malgré les doutes. On avait parlé pendant des heures, et il m'avait raconté ses rêves, ses peurs, et moi... moi, je m'étais ouverte comme jamais je ne l'avais fait. Il m'avait dit qu'il voulait m'aimer, même mes failles, même mes silences. Et j'y avais cru, pour la première fois.

Mais pourquoi est-ce que j'ai toujours su, au fond de moi, que ça ne durerait pas ? Pourquoi j'ai pris la décision que je devais partir, avant même de lui laisser une chance de me prouver le contraire ? Peut-être parce que je ne sais pas vivre avec l'idée que le bonheur pourrait rester. Peut-être parce que je pense toujours que les plus belles choses sont celles qu'on laisse derrière soi, pour ne pas risquer de les briser.

Je rouvre les yeux, croisant le regard de la femme. 

- Je suis prête.

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Une petite fille se tient devant l'hôpital, les mains croisées derrière son dos. Elle observe attentivement la plaque accrochée sur la façade. Sa mère se tient à côté d'elle, une main posée sur son épaule.

- Maman, c'est quoi, ça ?  demande la fillette, pointant du doigt le nom gravé dans le métal.

La mère sourit doucement, caressant la tête de sa fille. 

- C'est l'histoire d'un ange, ma chérie. Un ange qui voulait rejoindre celle qu'il aimait au paradis.

La petite fille plisse le nez, un air espiègle sur le visage. 

- Un ange !

L'odeur de la pluieOù les histoires vivent. Découvrez maintenant