Dans la lune

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Le quotidien reprit son cours. Le travail s'intensifiait chaque jour et finissait à des heures impossibles. Les cernes se creusèrent sur le visage des deux jeunes hommes, trahissant une fatigue qui s'installait insidieusement.

Réveil brutal, vitamines, café, costume, voiture, tweets, news, horde de journaliste, poignée de main, sourire crispé, discussion banale, actualité, posture droite, bureau, café, dossiers, café, travail, sandwich froid, collègues de travail, poignée de main, préparation discours, café, dossiers, voiture, tweets, news, douche, commande Uber Eats, médicament pour dormir, insomnie... et rebelote.

Cela faisait quasiment deux semaines que les deux jeunes hommes ne s'étaient ni parlé ni vus. Enfin, si : ils s'étaient croisés à travers des écrans, lors de discours, de retransmissions radio, ou de représentations télévisées.

Gabriel avait longuement hésité à prendre des nouvelles du plus jeune. Chaque fois qu'il tapait son nom dans la barre de recherche, il l'effaçait aussitôt. Il avait complètement perdu son courage...

Sa seule distraction - une manière d'apaiser cette étrange obsession - était de regarder des "edits" d'eux sur les réseaux sociaux. Les Français avaient beaucoup d'imagination, pensait-il, amusé par certains montages. Mais lorsqu'il tombait sur des vidéos de Jordan Bardella, il pouvait les regarder en boucle sans même s'en apercevoir.

Pathétique, se dit-il. C'était comme s'il était redevenu adolescent, fasciné par quelqu'un qu'il ne comprenait pas totalement, mais qui l'absorbait entièrement. Pitoyable, et pourtant, cette fascination était une zone de sécurité, une fuite douce-amère.

Néanmoins, les souvenirs du retour du parc, dans la voiture de Jordan fit éruption, dans sa mémoire. Les notifications du père du plus jeune tourmentait Gabriel. Les mots qu'il avait utilisés restaient en tête « J'aurais aimé ne jamais te voir naître, tu es ma plus grosse honte. », « Je te déteste », « Ta putain de mère aurait dû avorter. ». C'était abominable. Comment Jordan faisait-il pour garder la face ? Tant de questions se bousculèrent dans sa tête.

- Monsieur Attal.
- Gabriel, vous m'entendez ?
- Gabriel... Est-ce que tout va bien ?

La voix le ramena brusquement à la réalité. Il tourna la tête, son regard encore embué par ses pensées. Son assistant se tenait devant lui, le visage inquiet. Il n'avait pas entendu la porte s'ouvrir, ni même vu le temps passer. Le jour déclinait, les néons du bureau prenaient le relais de la lumière naturelle. Il cligna des yeux, essayant de rassembler ses pensées éparses.

- Vous êtes dans la lune, remarqua son assistant avec un sourire. Réunion dans dix minutes.

Gabriel hocha la tête, mais son esprit restait ailleurs, toujours piégé dans cet étrange labyrinthe émotionnel. La voix de son assistant se dissolvait à mesure qu'il se rappelait les sourires de Jordan, les images déformées par les filtres de TikTok, comme un rêve qui s'étirait entre le réel et l'irréel. Il prit une gorgée de café pour se donner une contenance, mais grimaça en s'apercevant qu'il était déjà froid depuis un bon moment.

L'idée d'envoyer un simple message restait coincée quelque part entre sa gorge et ses doigts, comme un secret trop lourd à confier. Chaque tentative se noyait dans une hésitation paralysante, où la peur du rejet et le poids de leur situation s'entremêlaient. Il fixait l'écran, le nom de Jordan brillant doucement dans l'obscurité, mais ses doigts refusaient de bouger, figés dans un silence qui devenait de plus en plus insupportable. Combien de temps encore, cela va-t-il durer ?

*

Lorsque l'épuisante réunion se termina, Gabriel poussa enfin un soupir de soulagement. Il remercia ses collègues pour le travail accompli au cours de la semaine, puis se dirigea vers son bureau pour ranger ses dernières affaires. Il était déjà tard, mais un sourire s'élargit sur son visage à l'idée des deux journées de repos qui l'attendaient. Soudain, une voix familière interrompit ses pensées.

- Ce sourire me manquait.

Gabriel sursauta, ne s'attendant pas à ce que quelqu'un entre dans son bureau sans prévenir. Son cœur faillit s'arrêter. Décidément, pensa-t-il, dois-je consulter un ORL pour mes problèmes de sensibilité auditive ?

- Tu m'as fais peur ! Ne fais plus jamais ça, dit Gabriel, un rire entre les lèvres.

La personne en face de lui s'avança, un sourire malicieux sur le visage. Il feignit de l'aider à se relever, car dans sa surprise, Gabriel avait renversé son pot à crayons sur le sol. Quel maladroit, se dit-il, sentant le rouge lui monter aux joues.

- Je te vois Darmanin. Ne te moque pas de moi.

L'homme, qui l'aida à ramasser le dernier crayon par terre, étouffa un rire avant de se reculer légèrement du bureau.

- Je ne me moque pas, enfin... dit-il avec une pointe d'ironie dans la voix.

- Et voilà, tu recommences, répondit Gabriel d'un ton enjoué. Tu voulais me dire quelque chose, à la base ?

- Effectivement, les collègues souhaitent sortir boire un verre ce soir, et ce serait sympa que tu te joignes à nous... pour une fois, insista-t-il, appuyant ses derniers mots.

Gabriel ouvrit la bouche pour protester, mais son collègue le coupa brusquement avant qu'il ne puisse dire un mot.

- Je les connais par coeur, tes excuses, Gabriel. Si tu n'as rien de prévu, viens. On t'attendra à l'entrée.

Lorsque son ami et collègue quitta son bureau, Gabriel secoua doucement la tête de droite à gauche en laissant échapper un léger rire.

- Je vois que je ne peux plus rien cacher, marmonna-t-il en refermant son sac.

Alors qu'il éteignait la lumière de son bureau, ses pensées se mirent à vagabonder. Il était fatigué, certes, mais l'idée de se détendre autour d'un verre avec ses collègues n'était pas si déplaisante. Peut-être était-ce le moment de s'ouvrir un peu plus, de sortir de cette routine infernale qu'il s'était imposée. Après tout, il n'avait pas réellement pris le temps pour lui depuis des semaines. Mais surtout, d'oublier Jordan, ne serait-ce qu'une soirée, et relâcher la pression, ne lui ferait pas de mal.

Le nom de Jordan s'immisçait toujours dans ses pensées, comme un murmure insistant. Chaque fois qu'il tentait de se distraire, un regard croisé à travers un écran, un sourire fugace vu dans une interview, revenait le hanter. Même les montages vidéos, pourtant innocents, l'entraînaient dans une spirale de questionnements. Les émotions liées à Jordan se mélangeaient à la fatigue, amplifiant cette sensation de tourner en rond. Ce soir, il avait besoin d'une pause. Une vraie.

En quittant le bâtiment, il laissa son regard errer sur la ville illuminée, songeant que, pour une fois, il pourrait se fondre dans la foule anonyme, oublier quelques heures cette étrange obsession et, pourquoi pas, se laisser porter par l'instant, sans réfléchir à ce qui viendrait ensuite.

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Note : Dans ce chapitre, Gabriel est pris entre le tourbillon de ses responsabilités et des pensées qui le rattachent constamment à Jordan. J'ai voulu explorer comment le poids du non-dit et l'épuisement peuvent mener à des moments d'introspection presque involontaires. Que se passe-t-il quand, malgré nos efforts pour avancer, certaines personnes continuent de nous hanter ?

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Derrière la façade - Attal & BardellaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant