tailladé

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"Comment tu te sens ?"


Dernier jour de boulot de la semaine, et pas des moindres. Le samedi avait toujours été la pire journée. Le magasin était grosso-modo vide toute la semaine, du lundi au vendredi sans exceptions. J'étais plutôt tranquille, c'est ce que j'aimais dans ce boulot : il n'y avait personne, sauf quand je m'ennuyais et j'étais indépendant. Joel me laissait littéralement le magasin de 9h à 18h30 et j'en faisais ce que je voulais. C'est à dire pas grand chose, j'étais loin d'être du genre à foutre la merde, le bordel et encore moins à appeler des amis pour m'aider à tout déranger. Alors je passais mes journées à mieux ranger les habits, les rangées, les porte-manteaux.

A mes débuts, je m'étais dit que je pourrais faire ce que je voudrais. Passer mon temps sur youtube, à regarder des séries, sur les réseaux sociaux, à dessiner, écrire. Mais en fait je m'en étais lassé, alors je réarrangais les rayons comme bon me semblait. De toute façon, que je sois là ou non, que je range ou non, je gagne la même somme d'argent.

Il était presque 17h20 quand j'étais au fond du magasin, à chanter cette même chanson que je faisais passer en boucle depuis mon téléphone branché aux enceintes. "If I were a boy", de Beyoncé. Allez savoir pourquoi aujourd'hui j'avais décidé de l'écouter encore et encore. J'en avais juste envie, et je pense sincèrement qu'une des plus belles libertés est celle de pouvoir écouter n'importe quelle chanson, n'importe quand, autant de fois qu'on veut. Alors me voilà, en train de bouger mes fesses et ma tête au rythme de la chanson, criant les paroles dans le magasin, ma voix résonnant contre les murs. Le magasin ressemblait à un musée. Il était dans un coin de rue, oui, mais en fait une fois à l'intérieur, on réalisait qu'en terme de hauteur, il était vraiment grand. On aurait dit une grande bibliothèque ou encore le musée d'histoires naturelles de Paris. Les vêtements étaient en rayons sur tout le rez de chaussée et, à gauche et à droite, on pouvait monter des escaliers en bois pour rejoindre une sorte de second étage, qui suivait le tracé circulaire du magasin, avec uniquement des portes cintres présentant les anciennes collections et les soldes. Je préférais l'étage du dessus, pour beaucoup trop de raisons. La proximité avec les enceintes, cette vision d'ensemble sur ces effets de couleurs que je m'appliquais à faire en rangeant les vêtements, le contact du bois grinçant sous mes pas, cette idée d'être dans un monde à part.

Il était presque 17h20 quand j'étais au fond du magasin, à chanter cette même chanson que je faisais passer en boucle depuis mon téléphone branché aux enceintes. Puis la chanson s'est coupée pour laisser place à ma sonnerie de téléphone. On ne m'appelait jamais pendant que je travaillais, je détestais ça et tout le monde le savait. Alors soit c'était un con qui ne valait pas la peine que je me presse pour lui, soit c'était urgent. Et dans le doute, je descendis les escaliers en courant presque pour aller jusqu'à la caisse, débrancher ce qui reliait mon téléphone aux enceintes pour le porter à mon oreille :

"Oui ?

- Louis ?

- Oui. C'est grave ? tu sais que je déteste appeler au trav..

- Je me sens pas bien."

Le vide en moi. Vous savez, ce vide profond, ce truc qui bouffe, qui grignote l'intérieur à la vitesse grand V, cette impression que tout vous échappe :

"Comment ça pas bien ?"

Je l'entendais pleurer, y avait des larmes dans sa voix. Il m'avait suffit de l'entendre parler pour les sentir, sa respiration tremblante et ce manque de souffle.

"Tu peux rentrer s'il te plaît ?"

Et je savais que c'était horrible pour lui. Qu'il détestait supplier quelqu'un, qu'il détestait paraître faible, qu'il détestait être autre chose que quelqu'un de plus puissant que les autres, de dépendre de moi ou de n'importe qui.

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