Chapitre 2

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Le port fourmillait d'activité en cette lumineuse matinée de juin. Les employés de la French Line s'affairaient autour des bagages accumulés devant la première classe et une file d'attente interminable s'était formée à l'entrée de la troisième classe.
Bousculé de toutes parts, Alceste Allaire s'apprêtait à embarquer sur l'Île de France. De son imposante coque de métal jaillissaient trois cheminées sous le ciel bleu, crachant un nuage de fumée blanche et un boucan d'enfer. Alceste desserra le col de sa chemise, joua des coudes dans la foule et s'engagea sur la passerelle de première classe en soupirant de soulagement.
Il présenta son ticket et fut conduit par un jeune officier engoncé dans le costume noir et blanc de la Compagnie Générale Transatlantique. Alceste remarqua à peine la moquette souple sous ses pieds, les boiseries et dorures le long des couloirs et la taille impressionnante du grand escalier de l'Île de France. En revanche, il grimaça à la vue de la décoration moderne du grand hall, quelle manie d'insinuer de l'art déco partout et n'importe comment ! Les autres passagers semblaient s'émerveiller alors qu'un employé vantait la richesse et le raffinement du paquebot déjà surnommé la Rue de la Paix de l'Atlantique.

Alceste s'éloignait en catimini lorsqu'un imposant gentleman ventru s'avança vers lui d'un air cordial.
« Le jeune Allaire ! Votre père m'a envoyé un télégramme pour me prévenir que vous seriez du voyage. Julien Saurin, capitaine de ce bijou flottant. »
Le capitaine tendit une main qu'Alceste feignit de ne pas remarquer, puis l'accompagna à sa cabine. Il était ami d'enfance avec son père, le juge Allaire, ils se voyaient régulièrement lors des fêtes de fin d'année, dans leur village natal. Il entretenait des liens cordiaux avec l'éminent juge qui s'arrangeait toujours pour naviguer sur son paquebot lorsqu'il se rendait à New York. Il était ravi que son fils ait fait de même, et Alceste avait déjà envie d'une aspirine.

Après les politesses d'usage, Alceste s'enferma dans sa cabine, sortit ses documents et commença à plancher sur son entretien avec le prisonnier. Il avait en main des mois de travail préliminaire, et des années de notes de thèse. Il ajusta son pince-nez et se plongea dans son monde, en silence. Il ne remarqua même pas l'escale de l'Île de France à Plymouth – du moins, jusqu'à ce qu'il entendit le vacarme grossier des passagers Britanniques dans le couloir. Il se remémora la promesse faite à l'hôtel à cette jeune Anglaise dont il n'avait même pas demandé le nom ; se garder de tout jugement hâtif. La curiosité finit par prendre le dessus et Alceste pointa le nez hors de sa cabine. L'origine du vacarme, une dame en fauteuil roulant, se plaignait du manque de soin que le personnel apportait à ses valises, tandis qu'une jeune fille déguisée en femme du monde tentait de disparaître dans un coin de la pièce.

Alceste apprit plus tard qu'il s'agissait de Suzanne et Eileen Wingfield. La tante et sa nièce étaient de voyage vers les médecins New-Yorkais et leurs médicaments modernes. Et ce n'était pas la seule information inutile qu'Alceste collecta en ce premier après-midi à bord, coincé à l'heure du thé avec Johanna Wesley, une petite vieille dont il n'avait réussi à se débarrasser poliment. Châle calé sur les épaules, petit chien sur les genoux, mains gantées de dentelle, l'Américaine regardait les passagers par-dessus ses petites lunettes et commentait en posant une main sur l'avant-bras du jeune homme raidi.
« Et lui, c'est la coqueluche de l'Angleterre ! continua-t-elle en pointant un gentleman élégant au visage fin et au port altier.
— Ah, c'est le lord impoli que j'ai aperçu dans le hall de l'hôtel au Havre, murmura-t-il.
— Lord Canterbury, renchérit Miss Wesley. Plus de trente ans, toujours pas marié. Vous savez, certains bruits courent sur ses préférences... Enfin, vous voyez ce que je veux dire. Mais là, son père vient de mourir et lord Canterbury voulait que son fils produise des héritiers. C'est tout à fait logique, vous ne trouvez pas ?
— De mourir, ou de produire des héritiers ? demanda Alceste d'un air absent. Son esprit était déjà de retour auprès de son condamné à mort.
— Les deux ! Mais il est plus judicieux de produire les héritiers avant de mourir, voyez-vous. Le père n'était pas fou, si le fils Canterbury veut hériter de sa fortune et de ses terres, il doit se marier. Et vous avez quel âge, vous ?
— Mon père ne m'a pas pressé à produire des héritiers, si c'est là votre question, madame.
Johanna prit un air faussement contrit et esquissa un sourire.
— Vous avez bien l'air d'avoir tout votre temps, jeune homme. Lord Alastair Canterbury, lui, vient de fêter ses trente-cinq ans. L'âge de ma grand-mère quand je suis née ! Je veux bien croire qu'il soit monté au Havre. Depuis que ces satanés journalistes ont mis la main sur une copie du testament de son père, il se trouve importuné par toutes les jeunes filles de bonne famille du pays. Les dernières rumeurs disent qu'il serait fiancé à la fille d'un industriel, Tullier je crois. Une Française ! Son père se retournerait dans sa tombe s'il entendait ça. Enfin, il n'a pas précisé de nationalité – le fils Canterbury pourrait tout aussi bien se marier avec une Chinoise qu'il hériterait tout de même de son butin. Vous voulez un peu plus de thé ?
— Humm...
— Et l'homme qui l'accompagne, c'est son homme d'affaires.
— Le valet de pied ? interrompit Alceste, en observant son élégant compagnon, aperçu à l'hôtel, qui donnait des instructions au personnel de bord derrière lord Alastair.
— Mais non, pas le valet de pied ! Ils se ressemblent mais leurs vêtements ne trompent pas. Je parle de l'homme grisonnant fagoté comme un nouveau riche américain. Il s'appelle Robert Carlisle et il est en charge de la gestion du patrimoine de la maison Canterbury. Il n'a que bien peu à gérer ces derniers temps.
— C'est-à-dire ? demanda Alceste en levant le nez de son thé.
— Tant que lord Canterbury n'est pas marié, le patrimoine de la famille est temporairement gelé. Vous m'écoutez, jeune homme ?
— Tout à fait. L'homme qui vient de passer, c'est lord Canterbury. Il vieillit, mais il n'est toujours pas marié. Il serait fiancé à une Française, et il est accompagné de Robert Carlisle, son conseiller financier.»
Alceste se fendit d'un sourire insolent.
« Vous avez l'air bien pâle, vous devriez manger un ou deux gâteaux, répondit la vieille dame, imperturbable. Donc, pour en revenir à vos voisines de chambre, les Wingfield, la tante Suzanne prétend qu'elle voyage pour se procurer des médicaments révolutionnaires pour je ne sais quelle maladie, mais je suis sûre qu'elle pavane sa nièce devant lord Canterbury. Avez-vous vu Eileen ? À peine une femme, et elle se promène à la suite de sa tante, fagotée comme une princesse en voyage et maquillée comme une actrice de théâtre. On dit que la famille souffre de problèmes financiers. Et vous verrez, ce n'est pas la seule jeune fille célibataire à bord, croyez-moi !
— Mais, madame Wesley, n'êtes-vous pas vous-même une célibataire de bonne famille ? »
Contre toute attente, Johanna Wesley éclata de rire. Alceste grimaça.
« À mon âge, on ne dit pas célibataire, on dit vieille fille, jeune homme. Heureusement que mon père n'a pas stipulé d'obligations de mariage sur son testament. Remarquez, si les rumeurs sur lord Alastair disent vrai, il a peut-être intérêt à épouser une vieille dame qui se dépêchera de mourir ! »
Alceste apprit de nombreuses autres choses cet après-midi là. La petite Anglaise rencontrée à l'hôtel au Havre s'appelait Lynn Lockhart et s'occupait de l'entreprise familiale depuis la mort de son père après la crise de 29. Un suicide, murmure-t-on. L'industriel Charles Tullier, à la tête d'une énorme compagnie sidérurgique dans le nord de la France, se trouvait également sur le paquebot, mais pas sa mystérieuse fille, que la rumeur fiançait à lord Canterbury. Et bien d'autres choses qu'Alceste n'avait retenues tant il se languissait de retourner à sa cabine.

***

Après cette expérience malheureuse, Alceste décida de fuir les salles publiques et s'enferma dans sa cabine jusqu'à l'annonce du repas du soir. Les yeux rougis par une après-midi de travail, il posa ses pince-nez et rangea ses papiers. Il se changea en tenue de soirée, pestant de ne pas avoir accepté de s'accompagner d'un valet. Il avait peur que son père le surveille par l'entremise de l'employé. Maintenant, il devait se changer seul. Il ajusta sa veste noire sur ses frêles épaules et tenta de dompter son épaisse chevelure brune. D'un claquement de langue agacé, il abandonna l'affaire et quitta sa cabine.
Alceste n'eut aucun mal à trouver la salle à manger de la première classe, il n'avait qu'à suivre les autres invités. Les hommes étaient vêtus d'un costume de soirée et les femmes arboraient des robes de toutes les couleurs, parées de paillettes et de dentelles. Lorsqu'il arriva à destination, Alceste marqua une pause : la salle était gigantesque. Les hauts plafonds, ornés de luminaires rectangulaires dans le plus pur style art déco, illuminaient la pièce, ses colonnes de marbre et son mobilier fastueux. Malgré sa réticence à socialiser, Alceste était ravi. Il espérait se fondre dans la masse et s'abstenir de converser avec qui que ce soit.
Le jeune homme s'installa rapidement sur une petite table au coin de l'un de ces piliers majestueux et commanda son dîner. Il balaya la pièce du regard : les pensionnaires du Grand Hôtel Frascati étaient-ils tous ici ce soir ? Il aperçut la jeune femme énergique qui avait fait un esclandre à la réception de l'hôtel, en compagnie de deux hommes. Elle soutenait le regard de l'un d'entre eux et le perçait de ses yeux d'azur. Puis elle tira une faible moue et rabattit une mèche blonde derrière l'oreille. Elle était encore contrariée.

Quelques minutes plus tard, le frère et la sœur aux yeux verts firent leur entrée. La dame portait sa longue chevelure noire en chignon, une robe bordeaux de la dernière collection à la mode, et des lèvres rouge vif. Son frère la couvait d'un regard protecteur, voir étouffant.
D'après Johanna Wesley, ils étaient Français. Adèle Montrouge était veuve de quelques années, et son frère aîné, Pierre Delcourt, aimerait fort la voir mariée à l'un de ses partenaires d'affaires américains. Miss Wesley pensait que la grande et élégante Adèle ferait une meilleure affaire avec lord Canterbury, mais ce n'était que son avis. En parcourant le couple fraternel du regard, Alceste se dit qu'elle n'avait pas tort. Cette grande brune aux jambes élancées et au visage de porcelaine serait parfaitement accordée avec le Britannique à la stature fine mais solide et au nez aquilin.
Le visage pâle de Pierre Delcourt sortit Alceste de ses pensées. Il s'était figé au milieu de la pièce, à la vue de la table de la blonde caractérielle. Il allait falloir s'enquérir auprès de Johanna Wesley sur l'identité des trois personnes, cette belle femme colérique en marge de ses deux compagnons de table sérieux, qui semblaient parler affaires.
Il chercha la vieille dame du regard mais elle n'était pas là. Il aperçut Lynn Lockhart, la petite Anglaise brune aux cheveux courts, se demanda si elle était célibataire, puis maudit la vieille absente de lui avoir insinué toutes ces idées de mariage et d'héritage dans la tête.

Las de ces observations inutiles, Alceste allait regagner sa chambre lorsque le fameux lord Alastair Canterbury fit son apparition. Vêtu d'un simple smoking noir, ses cheveux légèrement bouclés en bataille, il parcourut la pièce de ses yeux vifs couleur azur, et esquissa une moue réprobatrice alors que les conversations s'assourdissaient et les regards se tournaient vers lui.
Il était accompagné d'un homme plus âgé, assez mince et grisonnant, plus richement vêtu mais moins élégant que son valet de pied. Robert Carlisle, le conseiller financier, se souvint Alceste. Lord Canterbury rabroua le serveur d'un ton sec et s'installa en face de son collègue, sous les regards curieux de l'assemblée. Il saisit une coupe de champagne des mains du serveur et commanda son dîner d'un geste péremptoire, puis entama une discussion avec des voisins de table admiratifs. Les conversations reprirent leur cours et Alceste décida d'aller se coucher.


Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant