Chapitre 9 (1)

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La vie sur l'Île de France semblait déjà reprendre son cours sur le pont de la première classe. Alors que le soleil chatouillait l'horizon et dardait ses rayons dorés sur la calme surface de l'océan, ces messieurs et dames se promenaient, se rassemblaient dans le salon pour un thé, fumaient en observant l'océan et répandaient les derniers potins.

Bien entendu, le double meurtre occupait toutes les conversations. Il était évident pour tous que les deux victimes avaient succombé au même assassin. Marie Tullier, cousine de la première victime et employeur de la seconde, n'avait toujours pas émergé de sa cabine. Alors que l'après-midi touchait à sa fin, une seconde rumeur commença à prendre forme entre les passagers en besoin de distraction. Lord Canterbury aurait demandé sa main à la jeune passagère de première classe Lynn Lockhart. Mais qui était-elle, se demandaient certains passagers. D'autres trouvaient cette demande de fort mauvais goût au vu des circonstances. Mis au fait de ces nouvelles rumeurs, Alceste partit à la recherche de la jeune femme et la trouva en pleine lecture, retirée dans un coin peu fréquenté du pont, assise à même le sol derrière un pilier.

— Je viens d'entendre une histoire des plus saugrenues, mademoiselle Lockhart, commença-t-il en s'installant à ses côtés.

L'Anglaise aux cheveux courts afficha une moue de dégoût.

— Vraiment ? Je ne vous imaginais pas du genre à vous laisser happer par les bruits de couloir.

— Je suis officiellement en charge de l'enquête maintenant, je me dois de prendre toutes les informations en compte, justifia Alceste d'un air légèrement offensé.

— Ce n'est pas une information, c'est une distraction. Deux meurtres en un voyage, pouvez-vous imaginer l'état des passagers ? Ils ont besoin d'ôter ce désagrément de leur tête, d'en revenir à leur sujet de conversation favori : le célibat de lord Castle-Berry.

— Mais il est de mon devoir de tout vérifier. La rumeur est donc fausse ? Et si je demande à lord Canterbury, il le confirmera ?

— Comment puis-je savoir ce que lord Castle-Berry vous dira ? Si vous voulez mon avis, il refusera de vous adresser la parole. Mais oui, cette rumeur est entièrement fausse. Qu'est-ce que ce personnage pourrait bien vouloir faire avec moi ? Je parle de mariage, précisa-t-elle avant qu'Alceste ne pût répondre.

— Bien, cela confirme ce que je pensais. Ce n'est pas pour cette raison que je vous cherchais, mademoiselle Lockhart.

— Mais pourquoi donc, alors ?

— Cette conversation, dont vous avez été témoin entre mademoiselle Ronley et l'autre dame de compagnie...

— L'avez-vous retrouvée, au fait ? L'autre dame ? Elle est peut-être en danger.

Le visage impassible de la jeune femme trahissait une vague inquiétude.

— Non, malheureusement. Elle a bien raison de cacher son identité, vu le sort qui a été réservé à son interlocutrice.

— Que voulez-vous savoir, monsieur Allaire ? Je vous ai déjà tout dit. Et je n'ai répété cette histoire à personne, si c'est là votre inquiétude. Vous êtes le seul à qui j'ai confié mon témoignage. Si le meurtrier en a eu vent, c'est soit par l'une des deux dames, soit par vous-même.

—Ma question est la suivante, enchaîna Alceste, mademoiselle Ronley a-t-elle clairement identifié lord Alastair Canterbury comme étant la victime du chantage lors de cette discussion ?

— Bien sûr, répondit Lynn. Elle a situé la conversation à Hatfield, le manoir de lord Canterbury.

— Mais, a-t-elle cité son nom ? insista Alceste.

Lynn fronça les sourcils et posa son livre sur les genoux d'un geste brusque.

— Où voulez-vous en venir ? Bien sûr qu'elle parlait de lord Canterbury, qui d'autre ?

Elle marqua une pause et son regard se perdit dans le vague quelques instants. Elle se gratta le bout du nez d'un air concentré avant de reprendre la parole.

— Maintenant que vous soulevez la question, je ne peux vous assurer qu'elle ait mentionné son nom clairement. Mais elle a parlé de Hatfield, c'est à cet endroit que le chantage a eu lieu, c'est sûr.

— Merci, miss Lockhart. Merci !

Alceste saisit la main de la jeune femme, puis il se leva précipitamment et quitta le pont, laissant Lynn sans voix.

*

Le soleil disparaissait à l'horizon. Sortie de sa lecture par l'absence de lumière, Lynn se leva, rangea son livre dans un petit sac de toile et enfila son chandail. Combien de temps s'était écoulé depuis que monsieur Allaire avait perturbé sa lecture ? Se dirigeant vers le pont principal, Lynn se remit à songer à ces meurtres. Le jeune Allaire pourrait-il réellement désigner un coupable en moins de vingt-quatre heures, avant que l'Île de France n'arrive à New York ?

Perturbée par leur dernière conversation, elle tenta encore une fois de se rappeler des mots exacts employés par la défunte mademoiselle Ronley. Avait-elle prononcé le nom de lord Alastair Canterbury ? Lynn avait été si rapide à en tirer ses conclusions. Elle doutait maintenant de ses propres certitudes.

Mais si lord Canterbury n'était pas la victime de ce chantage, qui d'autre monsieur Tullier faisait-il chanter à Hatfield, dans la propriété des Canterbury ? Lynn aperçut un valet remonter le pont dans sa direction. Il était l'heure de préparer le dîner à bord, peut-être avait-il été appelé par son maître. Détachant son attention de l'homme, Lynn se replongea dans ses pensées. La famille Canterbury employait probablement de nombreux valets et dames de compagnie. Mais pourquoi Charles Tullier, riche industriel français dont la compagnie venait de décrocher un contrat en or pour équiper les lignes du sud en trains électriques, ferait-il chanter un simple valet ? Sauf s'il n'était pas vraiment un valet. Soudain, un flash de douleur la tira de ses réflexions. Lynn aperçut une lame scintillante sous la lumière de la lune. En un réflexe salutaire de défense, Lynn porta son bras gauche devant son visage et attrapa le poignet du valet de l'autre main. Tout en hurlant, elle tira de toutes ses forces. L'homme tenta de la saisir par le cou de la main droite et brandit son couteau de la main gauche. Prise d'une vague d'adrénaline, Lynn s'avança de tout son poids sur l'homme pour lui faire perdre l'équilibre et cria à l'aide. Elle sentit l'homme s'extirper sous son poids, la laissant s'effondrer au sol. Un bouton de manchette resta entre ses doigts. Reprenant ses esprits, elle remarqua des voix fuser autour d'elle.

— Ne le laissez pas fuir !

— Mademoiselle, comment vous sentez-vous ?

­ — Il est parti. Pouvez-vous vous lever ? Allons à l'infirmerie.


Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant