Chapitre 8 (1)

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Un pâle clair de lune se reflétait sur l'océan calme et noir. Quelques membres d'équipage s'attroupaient autour d'un canot de sauvetage tandis que deux gardes de sécurité bloquaient cette section du pont de chaque côté. Sous la bâche à demi relevée gisait un corps désarticulé.  Le capitaine Saurin et le détective Alceste Allaire se tenaient aux côtés du médecin de bord. Doreen Ronley, jeune femme au visage rond maculé de taches de rousseur, arborait sa tenue de dame de compagnie, maculée de sang et de souillures. Son cou fin et délicat était terni de vilaines taches bleues et jaunes. La dame de compagnie de madame Marie Tullier, présente à Hatfield le jour où le présumé chantage s'était tenu, à l'origine de la rumeur entendue par mademoiselle Lockhart, venait de payer pour son bavardage excessif.

— Un étranglement, de toute évidence, commenta le médecin. Le corps est encore chaud et les marques fraîches. Cela ne peut dater que d'une heure ou deux, tout au plus.

— Ce genre d'acte pourrait-il être commis par une femme, à votre avis ? demanda Alceste, carnet en main.

— Tout est possible. Mais dans ce cas, la victime a clairement été surprise, de face. Voyez, les traces de pouce sur le cou, entre la clavicule et le menton ? Elle a ensuite été rejetée en arrière par une force brute, jusqu'à ce que mort s'ensuive. Donc, à moins d'une dame à la corpulence et à la constitution phénoménales...

— Et, à votre avis, le crime a été commis ici-même, ou bien le corps a-t-il été déplacé et caché sous la bâche de ce canot de sauvetage après coup ?

— J'aurais besoin d'effectuer un examen plus précis, répondit le médecin en s'approchant doucement de la victime. Mais a priori, pas de déplacement, il semblerait que la pauvre femme ait perdu la vie ici même.

— Cela a dû se passer précipitamment, musa Alceste. Il s'agit certes d'une partie peu fréquentée du pont, et les canots se situent en hauteur, mais les chances d'être vu sont tout de même assez conséquentes.

Capitaine Saurin, blanc comme un linge, garda le silence.

Alceste observa les alentours. En fait, il aurait fallu qu'un témoin s'engage directement sur cette partie étroite du pont pour voir la victime et son agresseur, qui se situaient en hauteur. Il ne discernait aucune vue directe depuis la promenade principale, ni depuis les fenêtres des cabines avant. Ne disposant d'aucun siège et de peu de place, cette partie du pont était largement abandonnée par les passagers, à moins de vouloir la traverser pour se rendre d'un endroit à un autre. Certains membres d'équipage devaient s'y engager régulièrement.

Cette rumeur de chantage, répandue comme une traînée de poudre dans l'après-midi, devait être la cause de ce second meurtre. Peut-être la victime connaissait-elle la cause du soi-disant chantage exercé sur lord Canterbury. Qui pouvait être la seconde dame de compagnie que mademoiselle Lockhart avait entendue sur le pont ce matin même ? Elle possédait peut-être davantage d'informations. Sa vie était-elle menacée ?

Alceste relut ses notes en se mordant la lèvre inférieure. Quelle était donc cette manie qu'avaient les meurtriers à tenter de couvrir leurs traces par un second meurtre ? Le sort de la seconde victime était pourtant si révélateur des motivations, et, à terme, de l'identité de l'assassin. À moins que ce crime ne fût pas lié au premier, mais cela semblait improbable. Pour Alceste, ce geste confirmait l'existence d'un chantage au cœur de cette affaire. Maintenant, la motivation du criminel tenait-elle à l'objet du chantage, ou à ses conséquences ? Ainsi l'affaire revenait-elle sur le testament de lord Canterbury, et sur le statut marital de Canterbury fils.

Sorti de sa torpeur, le capitaine tonna quelques ordres, que la dépouille soit retirée avec respect, que les passagers curieux se dispersent, que tout le monde aille donc se coucher !


La nature est insensible aux circonstances de la vie humaine. Alceste fut réveillé le lendemain par un joyeux rayon de soleil, jouant subtilement entre les plis du rideau de sa chambre. Il ouvrit un œil, observa le brouillard se dissiper de son esprit, puis bondit hors du lit alors que la mémoire du meurtre de la veille lui revint. En quelques minutes, il était en train d'ajuster son veston de tweed, après avoir tenté, sans succès, de dompter sa tignasse. Il enfila une veste autour de son corps frêle, saisit sa sacoche de cuir et sortit de sa cabine.

Tout le paquebot semblait déjà éveillé lorsqu'il entra dans le salon : une petite compagnie de passagers de première classe était réunie autour du capitaine débonnaire, alors qu'il relatait les événements de la veille, un masque de tristesse déformant sa face joviale.

Les passagers se retournèrent à l'arrivée d'Alceste, qui se sentit soudain mal à l'aise. Madame Wingfield se recroquevillait sur son fauteuil à roulettes aux côtés de sa jeune nièce, un mouchoir entre les doigts. Marie Tullier, la dame aux allures franches, tenait une main délicatement posée sur l'épaule d'Adèle Montrouge, la belle veuve française, un geste d'une douceur étonnante pour cette créature explosive. La jeune Anglaise aux cheveux courts tirait une moue inquiète. Même lord Canterbury était présent, droit, impassible, ignorant de son mieux les regards chargés de suspicion qui se portaient furtivement sur lui. Son homme d'affaires, Robert Carlisle, se tenait à ses côtés, le buste droit et le visage contenu, montrant l'élégance de la retenue.

— Ah ! Voici l'homme que nous attendions ! tonna le capitaine en accueillant Alceste d'un large geste de la main. Monsieur Allaire est diplômé d'université, expert en psychologie des tueurs, continua-t-il d'un air satisfait. Ne sommes-nous pas chanceux d'avoir un tel passager à bord, afin de nous aider à mettre un terme à cette folie meurtrière ?

— Je... En effet, répondit Alceste d'un air décontenancé.

Il ne s'était nullement attendu à une telle reconnaissance publique de la part du capitaine Saurin. Remis de sa surprise, il afficha un sourire qui se voulait modeste, et s'installa aux côtés du capitaine.

— Monsieur Allaire nous aide activement à la résolution de cette affaire, afin d'assurer votre sécurité à bord. Dans votre propre intérêt, je compte sur votre civilité et votre intelligence pour lui apporter toute l'assistance dont il aura besoin. Une telle situation ne peut plus durer, et la Compagnie Générale Transatlantique s'engage à mettre un point final à cette tragédie, avec votre aide précieuse. Nous allons commencer, dès ce matin, par recueillir vos témoignages sur mademoiselle Doreen Ronley, la jeune femme tragiquement assassinée hier. Nous vous prions d'excuser ce léger désagrément, et vous assurons que votre sécurité est garantie par nos membres d'équipage.

Alceste afficha sa plus belle expression tragique, mais intérieurement, il se félicitait de cette reconnaissance. Il se demanda ce que son père penserait de lui, s'il était présent. Il allait enfin pouvoir poser quelques questions aux passagers, vérifier certaines théories.

Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant