Chapitre 6 (2)

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Alceste passa une bonne partie de l'après-midi avec le capitaine, à rassembler les témoignages, les alibis et les commentaires qui semblaient intéressants. Il avait noirci une partie de son carnet avant de prendre congé afin d'analyser ces informations au calme. Inquiet, le capitaine avait laissé passer une ombre sur son visage bon enfant : aucun passager ni membre d'équipage ne lui était apparu comme un suspect valide. Alceste avait promis de proposer des pistes dès que possible.

Sur le chemin, Alceste remarqua un subtil changement dans l'atmosphère de l'Île de France. Toute la première classe, sans doute tout le paquebot, était informé de la tragédie de la veille. Les passagers semblaient à la fois plus contenus et tentés de spéculer sur les faits. Malgré les terribles circonstances, le détective – car il pouvait se qualifier ainsi maintenant – se réjouissait de l'opportunité. Il allait enfin pouvoir déployer son talent et transformer le regard teinté de condescendance de son père en fierté. Le jeune homme laissa un sourire discret se dessiner sur ses lèvres.

Alors qu'il s'apprêtait à bifurquer en direction des cabines, Alceste aperçut Johanna Wesley, seule sur le pont. Elle marchait lentement, aidée d'une canne de simple facture, et regardait les eaux bleues de l'océan qui s'étendait à perte de vue. Il lui adressa un salut lorsque la vieille dame tourna la tête dans sa direction. Elle l'invita à la rejoindre d'un geste ample. Alceste soupira et s'approcha de miss Wesley, son carnet de notes serré dans sa main droite et plaqué sur sa poitrine.

— Vous avez l'air bien jovial, jeune homme, commença-t-elle d'un air amusé.

Pris au dépourvu, Alceste se renfrogna.

— Pas du tout. Ceci est une véritable tragédie.

La vieille dame hocha la tête, les yeux pétillants de malice.

— Moi qui pensais me dispenser d'office religieux, ils ont installé le curé dans une salle adjacente à la chapelle. L'ambiance était mortelle ce matin.

Alceste considéra l'Américaine d'un air surpris. Elle montrait un esprit bien plus subversif que son apparence guindée ne le laissait paraître. Elle s'amusait comme une folle. Il se détendit et osa un sourire.

— C'est le mot juste en effet.

— Chacun y va de sa petite théorie, reprit la vieille dame d'un air conspirateur. Sur l'auteur de ce crime atroce, je veux dire. Vous avez une idée, vous ? Après tout, vous étudiez les criminels si je ne me trompe pas.

— Vous avez bien compris, se rengorgea Alceste, fier de parler de sa spécialité académique. Mais j'étudie plutôt les assassins qui tuent à répétition selon le même mode opératoire. Là, j'ai l'impression que la motivation du meurtrier est autre.

— Donc vous avez une théorie sur le mobile, affirma la vieille dame en le regardant en coin.

— Je ne devrais pas vous en parler, hésita Alceste.

— Ne me dites pas que vous avez peur d'une vieille dame ! Et si ce sont les rumeurs qui vous inquiètent, sachez que les théories les plus ubuesques circulent déjà dans les salons feutrés de la première classe.

Le sourire de la vieille dame s'élargit. Alceste dut admettre qu'il mourait d'envie de partager ses questionnements avec quelqu'un d'autre que le capitaine. Le détective soupçonnait de plus en plus le capitaine Saurin de lui avoir confié l'enquête pour faire plaisir au juge Allaire et non parce qu'il avait foi en ses compétences. Mais il lui montrerait. Il leur montrerait à tous. La vieille dame s'installa sur une chaise longue et l'incita à faire de même. Alceste capitula et ouvrit son carnet.

Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant