Chapitre 7 (2)

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Pour une raison qu'il ne saurait expliquer, Alceste se sentait irrité par sa promenade en compagnie de miss Lockhart. Peut-être espérait-il ne pas être découvert. Et s'il ne parvenait pas à fournir une liste de suspects plausibles au capitaine de l'Île de France ? Ou peut-être était-il irrité parce qu'elle avait raison. Aussi mince soit-elle, cette piste de chantage pouvait l'aiguiller dans la bonne direction. Cela expliquerait que Charles Tullier et lord Alastair Canterbury soient en affaires malgré le peu de considération qu'ils semblaient avoir l'un pour l'autre. Alceste devait en informer le capitaine. Si la victime avait été invitée à Hatfield, lord Canterbury l'en aurait probablement informé.

— Une affaire de chantage ? explosa le capitaine. Nous sommes en pleine fiction !

— J'en conviens, mais mademoiselle Lockhart prétend avoir reconnu deux dames de compagnie, dont l'une travaillerait à Hatfield. Nous savons que les petites gens ont l'occasion de voir et d'entendre un nombre incroyable de choses. Il nous faut davantage d'informations.

— Nous avons besoin d'informations tout court, ponctua le capitaine. Je ne peux pas aller accuser mes passagers de première classe de s'adonner au chantage !

— Lord Canterbury a-t-il confirmé la venue de monsieur Tullier à sa résidence, avant le voyage ?

— En effet, concéda le capitaine d'un air désemparé. Lorsque je lui ai demandé s'il était en affaires avec la victime, il a indiqué l'avoir rencontré voilà quelques semaines à propos d'un partenariat dans le domaine de l'énergie électrique. Mais l'accord ne s'est pas conclu.

— Pour quelle raison ?

Le capitaine haussa les épaules.

— Lord Canterbury a simplement précisé que Charles Tullier s'était montré faible en affaires.

— Donc, il a également nié être fiancé à sa fille ?

— Bien entendu. Les journalistes ont publié le testament de lord Canterbury, père, le jour même de la visite de monsieur Tullier à Hatfield. En venant chercher une entrevue, certains auraient vu l'industriel français quitter la propriété. Cette rumeur de fiançailles viendrait de là, d'après lord Canterbury.

Alceste fronça les sourcils et rajusta son pince-nez. En voici, une belle coïncidence. Le testament du père Canterbury publié le jour de la visite de la victime !

— Si nous entretenons la possibilité que cette rumeur de chantage soit fondée, lord Canterbury aurait tout intérêt à nier ces fiançailles, surtout si le maître chanteur est maintenant décédé. Cette possibilité propulse lord Canterbury lui-même en tête des suspects, poursuivit Alceste, comme s'il se parlait à lui-même.

Le capitaine croisa les bras, sceptique.

— Si lord Canterbury a été fiancé à la fille Tullier de force, toute la bourgeoisie de ce foutu navire est propulsée en tête de la liste de suspects !

— Capitaine... commença Alceste. Afin d'avancer dans cette affaire, j'aurais besoin de m'entretenir avec certains passagers. Évidemment, cette affaire de chantage doit rester privée tant que rien ne peut prouver ces allégations. Mais certains éléments pourraient nous guider sur la bonne piste.

Le capitaine s'effondra sur sa chaise et se massa l'arête du nez. Puis il secoua la tête.

— Vous savez que cela me serait trop difficile, Alce— monsieur Allaire. Je ne peux officialiser votre aide dans cette enquête, vous n'avez aucune accréditation. J'ai suffisamment d'ennuis diplomatiques avec les passagers pour l'heure.

Le capitaine leva le regard en direction d'Alceste, qui le regardait, perché au bord de sa chaise, avec un mélange d'espoir et de résignation dans le regard.

— Je vais y réfléchir, concéda-t-il.


Quand plusieurs dizaines de passagers s'ennuyaient ensemble à bord d'un paquebot transatlantique, garder un secret relevait de l'exploit. Lorsqu'Alceste émergea de sa cabine quelques heures à peine après son entretien avec le capitaine, la rumeur du chantage flottait sur toutes les lèvres au Petit Salon. Lord Canterbury et Robert Carlisle avaient disparu des parties communes du paquebot, de même que les proches de la victime, Marie Tullier et Henri Mercier.

Alceste chercha impatiemment l'Anglaise aux cheveux courts du regard. Comment pouvait-elle avoir communiqué cette information, si peu fiable, aux autres passagers ? N'était-il pas curieux, pensa-t-il soudain, que la question du chantage se soit propagée, mais pas celle de l'assistance d'Alceste sur l'enquête ? Après tout, Lynn Lockart était également au fait de cet élément. Cette nouvelle rumeur apparaissait à point nommé. C'était trop facile. Il devait éclaircir la situation.

Bien entendu, miss Lockhart nia toute implication dans cette affaire, lorsqu'Alceste la trouva, en pleine lecture, dissimulée derrière un canot de sauvetage sur le pont. Peut-être quelqu'un les avait-il entendus en discuter sur le pont plus tôt. Peut-être les deux dames de compagnie à l'origine de l'information l'avaient-elles répétée à l'ensemble du personnel. Capitaine Saurin, quant à lui, était furieux, d'autant qu'après interrogatoire des dames de compagnie de la première classe, celle de Marie Tullier manquait à l'appel. Or, elle s'était rendue à Hatfield avec sa maîtresse et la victime ce jour-là...

Alceste s'était installé à son bureau, penché sur ses notes répandues autour de lui. Il devait admettre que cette sinistre distraction était bien salutaire face à sa thèse sur l'esprit des meurtriers, qui refusait de se terminer. Il fut interrompu par trois légers coups à sa porte, marque de la discrétion particulière du personnel de bord. Son thé, probablement. Alceste ajusta son veston de tweed, posa son pince-nez sur son bureau et ouvrit la porte d'un air enchanté. Il fut accueilli par une mine tout à fait déconfite. La dame de compagnie de Marie Tullier avait été retrouvée. Sans vie.

Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant