Arrivé au petit salon, Alceste s'installa en retrait, commanda son petit déjeuner et sortit son calepin. Quelle extraordinaire coïncidence, un meurtre pendant son voyage ! Il se souvint de la passion avec laquelle son père parlait de ses enquêtes en cours, les rares soirs où il rejoignait la table familiale. Petit garçon, il l'accompagnait dans son bureau en fin de soirée, s'installait dans le grand fauteuil de cuir face à la cheminée, et écoutait les contes du juge Allaire. Histoires de meurtre, chantages, jalousies, querelles de succession... Alceste faisait partie du monde de son père, pendant un instant, quelques soirs par an. Il esquissa un sourire. À son arrivée en Amérique, il allait avoir sa propre histoire à raconter. Le serveur déposa son petit déjeuner, Alceste saisit ses couverts et observa discrètement la salle.
Le capitaine avait réussi à contenir la nouvelle pour l'instant : tous les convives se comportaient de façon habituelle. Adèle Montrouge, la belle brune aux yeux verts, se trouvait en compagnie de son frère, Pierre Delcourt, sur une table isolée. Un peu plus loin, lord Canterbury déjeunait en compagnie de son homme d'affaires, Robert Carlisle. Assis face à son employeur, en pleine discussion, il ne pouvait guère être confondu avec son domestique, cette fois-ci.
Alceste détailla le discret conseiller financier. Comme le valet de pied de lord Canterbury, il affichait une élégance retenue dont seuls les Britanniques étaient capables. Ajoutant à cela le fait qu'il présentait la même silhouette élancée et la même chevelure grisonnante impeccablement coiffée, Alceste comprenait mieux sa méprise. Les indices ne trompaient pas, cependant. Le costume sur mesure de M. Carlisle était bien trop onéreux pour un simple valet, et ses gestes précieux copiaient ceux de son employeur. Il tenait à montrer son appartenance au beau monde. Le détective repensa au dîner de la veille, à l'altercation entre lord Canterbury et la victime, Charles Tullier. Le sujet de la discorde portait sur les placements financiers du lord, pourtant son conseiller n'était pas intervenu. Un indice des méthodes tyranniques de son employeur, peut-être ? Robert Carlisle prenait rarement la parole en public lorsqu'il se trouvait en compagnie de lord Canterbury. Alceste griffonna quelques mots sur son carnet avec discrétion avant de porter son attention sur les autres passagers.
Exilée à l'autre bout de la pièce, Lynn Lockhart s'occupait à lire en silence. Elle lui avait semblé aussi peu disposée que lui-même à interagir avec les autres voyageurs, son choix de table ne semblait donc pas extraordinaire.
Il nota cependant l'écart entre la table des Français et celle de lord Canterbury. La veille, Mme Montrouge avait semblé toute disposée à engager la conversation avec lord Alastair, riant à gorge déployée à quelques mètres à peine de la cabine d'Alceste. Curieusement, elle semblait ne lui porter aucune attention ce matin. Il observa la jeune veuve déposer sa tasse de café et sourire à son frère. Elle ramena sa chevelure derrière l'oreille, ajusta son châle sur ses épaules, posa sa main vernie sur celle de Pierre Delcourt d'un geste familier. Pas un seul regard en direction de la table voisine, même à la dérobée. Comme si elle ignorait lord Canterbury sciemment. Était-ce parce qu'elle déjeunait en présence de son frère ? Alceste se souvint de la rumeur confiée par Johanna Wesley : Adèle Montrouge était veuve, et Pierre Delcourt comptait la remarier avec l'un de ses partenaires d'affaires Américain. Peut-être ne voulait-elle pas qu'il découvre ses intentions de séduire l'attirant célibataire.
Un détail revint à la mémoire d'Alceste : Adèle avait quitté sa cabine peu avant minuit la veille. Il l'avait vue en revenant avec sa carafe d'eau. Aurait-elle poussé la relation avec lord Canterbury plus avant, et tentait-elle de le cacher à son frère ? Peu probable, si les deux jeunes gens avaient été intimes, elle lancerait tout de même des regards furtifs dans sa direction. De plus, lord Alastair lui-même ne semblait touché en rien par la présence d'Adèle. Il hochait gravement la tête en réponse à l'argumentaire animé de son conseiller financier, trempant ses lèvres dans son café. Costume noir et blanc, une écharpe fine autour du cou, un veston d'étoffe précieuse, le lord était aussi apprêté qu'à son habitude, mais il arborait une mine lasse, fortement ennuyé par les explications de son conseiller, de quelque nature soient-elles.
Maintenant qu'un meurtre était en jeu, Alceste devait pousser plus avant. Il espérait interroger les témoins. Le capitaine lui en laisserait-il le soin ? Ses équipiers de bord étaient en train de rassembler les témoignages des passagers de première classe présents au dîner de la veille au soir, dans un premier temps.
Peut-être le capitaine lui refuserait-il l'opportunité de poser quelques questions lui-même, n'ayant déjà pas pu voir la scène de crime, ni le corps de la victime. Voilà qui rendrait la tâche encore plus ardue, et l'observation de chaque personne d'autant plus importante. Il nota cependant que le capitaine ne lui avait pas demandé son alibi autour de l'heure présumée du meurtre. Au moins n'était-il pas considéré comme un vulgaire témoin, ou pire, un suspect.
Alceste se surprit à apprécier le défi, plus difficile encore que s'il avait été enquêteur officiel ayant accès à tous les éléments de l'investigation. Il se demanda ce que son père en penserait lorsqu'il lui conterait les faits au téléphone depuis New York. Il lui fallait avancer son enquête au plus vite. S'il ne pouvait poser ses questions directement aux passagers, il avait un contact, sur Paris, qui pourrait lui envoyer quelques informations. Il se prépara à envoyer un télégramme et décida d'explorer de premières hypothèses en attendant la réponse. Revigoré par cette perspective, Alceste quitta la table, salua poliment les autres passagers en chemin, fit envoyer son télégramme puis s'enferma dans sa cabine.
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Meurtre à l'Ancienne
Mystery / ThrillerJuin 1932. L'universitaire Alceste Allaire embarque sur le paquebot Île de France en partance pour New York interroger un condamné à mort pour ses recherches sur la psychologie des meurtriers. Mais entre un lord Britannique entouré de prétendantes e...