— Vous avez eu beaucoup de chance, mademoiselle Lockhart. Votre avant-bras est entaillé, mais la blessure est superficielle.
Tandis que le médecin de bord bouclait son bandage, Lynn observa la porte au fond du cabinet. Les corps des deux victimes précédentes étaient-ils entreposés à cet endroit ? Quelques secondes de plus, et elle les aurait peut-être rejointes. Lynn en frissonna. Autour d'elle s'attroupaient le médecin de bord, son assistante, le capitaine inquiet et le jeune Alceste Allaire, dont le regard semblait étudier le moindre détail de la scène.
— Mademoiselle Lockhart, pouvez-vous nous décrire la scène ? commença Alceste sans préambule.
— D'abord, interjeta le capitaine, comment vous sentez-vous ?
Alceste arbora une mine contrariée.
— Plus de peur que de mal, je suppose, répondit Lynn en observant son bras gauche pansé.
— Vous devriez aller vous reposer, ajouta le médecin. Les médicaments contre la douleur devraient vous assommer sous peu, mademoiselle.
— Nous laisserons un membre de la sécurité posté devant votre cabine, promit le capitaine en posant sa large main sur l'épaule frêle de la jeune femme.
— Alors, que s'est-il passé ? relança Alceste avec impatience.
Cette fois-ci, ce fut au tour du médecin d'esquisser une grimace agacée. Lynn haussa les épaules.
— Je n'ai malheureusement pas grand-chose à vous dévoiler. Je me dirigeais vers le pont principal, afin de rejoindre le salon pour le dîner, lorsque j'ai aperçu un valet s'approcher de moi. Je me suis dit qu'il devait faire partie de l'équipage. Je n'ai pas fait attention à lui jusqu'à ce qu'il m'agresse avec un couteau. J'étais plongée dans mes pensées, je n'ai rien vu venir.
— Qu'est-ce qui vous a fait penser qu'il s'agissait d'un valet ? continua Alceste, carnet de notes en main.
— Et bien... Il faisait sombre, je n'ai aperçu que la silhouette de l'agresseur. Mais il se tenait très droit et portait un ensemble noir, apprêté mais pas luxueux. J'ai tout de suite pensé à un uniforme de valet, ou de membre d'équipage.
— Avez-vous reconnu l'uniforme de nos employés ? enchaîna le capitaine avec une pointe d'inquiétude dans la voix.
— Je ne saurais vous dire, il faisait si sombre. Mais vous avez vu le bouton de manchette qui m'est resté dans les mains après les faits. Est-ce un bouton de veste de vos uniformes ?
— Non, coupa Alceste. Ce bouton pourrait appartenir au valet d'un passager de première classe, ou bien à un homme aux revenus modestes qui ne peut se permettre un costume luxueux.
Rassemblés autour de Lynn, les hommes contemplèrent les paroles du détective le silence pendant quelques instants. Une fois la peur passée, Lynn considéra la situation avec une grande curiosité. Voilà qui changeait de son quotidien ennuyeux !
— Dites-moi, monsieur Allaire, à qui avez-vous parlé de mon témoignage ? demanda-t-elle. La conversation que j'ai surprise entre mademoiselle Ronley et une autre dame de compagnie, à propos du chantage. Serait-ce possible que mon agresseur en fusse informé, et, ne sachant pas exactement quelles informations j'ai pu entendre...
— Je n'ai mentionné votre nom qu'à vous, capitaine, répondit Alceste en se tournant vers Julien Saurin.
— Idem pour moi, renchérit le capitaine. Aucun membre d'équipage n'était informé de la source de l'information, mademoiselle, vous pouvez en être assurée.
— Alors pourquoi l'agresseur a-t-il tenté de mettre fin à mes jours ? S'agit-il du même meurtrier ?
— Ce sont là les questions cruciales de l'affaire, répondit Alceste, perdu sans ses pensées. Ne vous inquiétez pas, mademoiselle, nous feront promptement la lumière sur ce mystère!
*
Le capitaine salua le médecin de bord et son assistante, puis enjoignit Alceste à quitter la cabine. Mademoiselle Lockhart avait besoin de repos. Sa santé n'était pas en danger et sa protection assurée par les membres de la sécurité de bord. Les deux hommes remontèrent en direction du salon de première classe, puis, ayant raté l'heure du dîner, s'installèrent autour d'un brandy à l'abri des oreilles indiscrètes.
— L'agression de mademoiselle Lockhart doit être liée à la conversation de chantage dont elle a été témoin. Après tout, la source de la rumeur elle-même, la dame de compagnie de mademoiselle Tullier, a été assassinée.
— Précisément, ponctua Alceste. Nous sommes les seuls à savoir que mademoiselle Lockhart a été témoin de cette discussion. Si elle a gardé le silence comme elle le prétend, le meurtrier a découvert l'échange, et les faits dont mademoiselle Ronley a été témoin, d'une autre manière. Soit la dame de compagnie elle-même en a parlé à d'autres personnes, soit l'interlocutrice mystère de cette conversation l'a relatée à quelqu'un d'autre.
— Mais, si cette hypothèse est exclue, quel est le motif de l'agression de Lynn Lockhart ?
— Avez-vous entendu la rumeur qui s'est répandue sur le pont cet après-midi ? s'enquit Alceste en portant le verre d'alcool à la bouche.
— Je n'ai pas le temps pour ces bêtises, bougonna le capitaine.
Se piquait-il d'être moins informé que le détective ? Alceste réprima un sourire satisfait.
— Lord Canterbury aurait demandé la main de mademoiselle Lockhart. Tout le salon ne parlait que de cela à l'heure du thé. Peut-être est-ce la raison pour laquelle la demoiselle s'est isolée de l'autre côté du pont.
— Encore cette affaire de mariage ! Vous pensez qu'elle aurait pu être agressée à cause de cette rumeur ? Que le meurtrier, après avoir éliminé le père de la première fiancée, s'en serait pris à la nouvelle prétendante ?
— Cette agression donne très certainement la clé de toute l'affaire, affirma Alceste. Aussi agaçante soit-elle, la question du testament des Canterbury est intimement liée à tout ceci.
— Vous y voyez clair, vous ? interjeta le capitaine d'un air sceptique.
Alceste alluma une cigarette d'un air satisfait. La joie de décoder un mystère.
— Oui, très clair. Je pense avoir résolu cette énigme et démasqué le coupable. J'attends un télégramme de la part d'un ami de Paris. Il devrait contenir les quelques informations manquantes qui confirmeront mon hypothèse.
Alceste porta la cigarette à la bouche et déchira une page de son carnet, qu'il tendit au capitaine.
— Voici une liste de passagers, continua-t-il. Je vous saurais gré de les réunir, demain matin, en privé dans le petit salon.
— Pour quoi faire ? demanda le capitaine alors qu'il parcourait la liste, les sourcils froncés.
— Pour rassembler les toutes dernières pièces du puzzle, capitaine. Le paquebot arrive à destination demain après-midi, n'est-ce pas ? Qu'avez-vous à y perdre ?
Alceste considéra le capitaine d'un regard qu'il voulait déterminé, mais empreint d'une pointe d'espoir.
— Bien, bien, consentit le capitaine d'un air contrarié. Vous avez intérêt à me livrer mon meurtrier, monsieur Allaire. Vous n'avez interrogé quasiment personne depuis que je vous ai officiellement désigné comme acolyte de l'équipage à cette enquête.
— Ce n'était pas nécessaire. Pourquoi s'ennuyer à parler aux gens, si ce n'est pas crucial à la résolution de l'enquête ?
Après s'être assuré de la coopération du capitaine pour la réunion du lendemain matin, Alceste prit congé. Il traversa le salon, quasiment vide en cette fin de soirée, et aperçut Lynn Lockhart, accompagnée d'un membre d'équipage, en pleine discussion avec Madame Wingfield. Ainsi la tante en fauteuil roulant, voisine de cabine d'Alceste et chaperon de sa jeune nièce célibataire, avait fini par sortir de sa cabine. Les deux dames regardaient le bras bandé de la jeune femme, discutant probablement des événements de la soirée. Alceste aperçut l'échange d'un petit paquet. Des médicaments peut-être ? Le jeune détective prit note, puis se dirigea vers sa cabine pour la nuit.
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Meurtre à l'Ancienne
Mystery / ThrillerJuin 1932. L'universitaire Alceste Allaire embarque sur le paquebot Île de France en partance pour New York interroger un condamné à mort pour ses recherches sur la psychologie des meurtriers. Mais entre un lord Britannique entouré de prétendantes e...