Chapitre 5 (2)

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Une fois au calme, Alceste enleva son veston, s'installa sur le bureau de sa suite et reprit ses notes. Il sortit son pince-nez et rassembla les informations.

Charles Tullier, industriel et propriétaire de l'entreprise de sidérurgie Tullier, avait été retrouvé poignardé dans la chapelle du paquebot en début de matinée. D'après le médecin, l'heure du crime se situait entre vingt-trois heures et une heure du matin. La note retrouvée sur le corps, CHAP 0:00, menait à penser que la victime avait rendez-vous à minuit. Avec son meurtrier, sans doute. Ce dernier détail plaçait la mort entre minuit et une heure du matin.

Charles Tullier avait dîné à la table d'Alceste la veille au soir et s'était retiré aux alentours de vingt-deux heures. L'industriel avait demandé qu'un brandy soit apporté à sa cabine au moment de partir. Le détective prit note de demander confirmation auprès du capitaine.

Maintenant, les motifs possibles. Dans l'absolu, n'importe lequel des passagers de l'Île de France aurait pu commettre le crime, mais la victime avait accepté de rencontrer l'assassin. De plus, l'examen du corps montrait l'absence de lutte. Charles Tullier devait donc connaître son agresseur. Il avait été pris par surprise. Un élément important qui permettait à Alceste de limiter la liste des suspects  : il pouvait s'agir d'un passager de première classe, ou bien d'un membre du personnel de bord que M. Tullier connaissait ou qu'il avait rencontré sur le paquebot.

Les explications de l'Américaine, Johanna Wesley, se montraient utiles après tout. La rumeur courait autour des fiançailles de lord Alastair Canterbury, obligé par son testament à se marier avant de pouvoir toucher son héritage. La fille de la victime, mademoiselle Tullier, serait promise à l'aristocrate britannique. Charles Tullier connaissait donc lord Alastair avant ce voyage. Mais les fiançailles n'étaient pas officielles et Alceste ne connaissait l'information que par une vieille dame bavarde.

La rumeur disait aussi que ces fiançailles auraient été conclues dans le cadre d'un partenariat d'affaires. Mais la veille, au dîner, Charles Tullier et lord Alastair Canterbury doutaient clairement de leurs compétences spéculatives mutuelles. Comment pouvaient-ils accepter de travailler ensemble ? À moins que cette dispute ne fût une manigance pour dissimuler cet accord entre les deux hommes et taire les ouï-dire ? Possible, mais peu probable, trancha Alceste. Aucun d'entre eux ne disposait d'un caractère à se donner en spectacle de la sorte. Le détective restait donc sceptique quant à cette histoire de fiançailles.

Cela étant, plusieurs personnes, y compris le meurtrier lui-même, pouvaient croire à cette rumeur. Les soi-disant fiançailles de lord Alastair Canterbury avec la fille Tullier restaient donc un motif possible.

Alceste soupira, retira ses lunettes et se massa l'arête du nez entre le pouce et l'index. Entre les jeunes filles célibataires et leur famille, les suspects ne manquaient pas à bord. Il devait rassembler les transcriptions des interrogatoires du matin avant de spéculer davantage.

***

Quelques instants plus tard, poussé par son estomac, Alceste se décida à quitter sa cabine. Le salon semblait bien vide pour le déjeuner. Le soleil illuminait les nappes immaculées, l'argenterie brillait, les serveurs, impeccables en costume noir et blanc, naviguaient, plats en main. Quel agréable spectacle ! Seules quelques tables étaient occupées et les discussions y étaient agitées.

Le capitaine devait avoir terminé ses entretiens, toute la première classe discutait de la tragédie de la nuit précédente. Alceste ignorait si le capitaine avait informé les passagers de l'assistance qu'il apportait à l'enquête. Probablement pas. Chacun le saluait de la façon la plus habituelle et tous faisaient confiance à la police de New York pour reprendre l'affaire à l'arrivée du paquebot.

Le détective remarqua une table peuplée de visages familiers un peu en retrait, mais il avait besoin d'observer, ce qui était plus difficile s'il lui fallait engager une conversation. Il décida donc de s'installer seul, dans un coin dardé de soleil.

Face à lui, quelques tables plus loin, Marie Tullier, la cousine de la victime, déjeunait en compagnie de Robert Carlisle. Le conseiller financier de lord Canterbury, situa Alceste en détaillant le costume impeccable et les cheveux grisonnant du convive.

Même s'ils avaient engagé un brin de conversation la veille au dîner, ce déjeuner en tête à tête n'en était pas moins étrange. Piqué de curiosité, Alceste porta toute son attention sur les deux passagers. Après quelques minutes d'observation discrète, il ne décela aucun jeu de séduction dans leurs gestes et attitudes. Au contraire, la discussion semblait bien sérieuse.

Marie Tullier se tenait droite, les mains délicatement posées autour de son assiette. Ses yeux bleus perçaient ceux de Robert Carlisle. Ses longs cheveux blonds étaient rassemblés en un élégant chignon  et ses épaules couvertes d'un châle noir. Elle apparaissait rigide, contenue. Après tout, M. Tullier, son cousin, venait d'être assassiné.

Ses poings fermés et sa mâchoire tendue indiquaient fermeté et volonté, mais elle ne semblait pas dépassée par le chagrin. Alceste se demanda même un instant si elle en avait été informée, mais il se souvint que Marie Tullier, ainsi que le partenaire d'affaires de son cousin, Henri Mercier, avaient été les premiers informés de la tragédie, le matin même.

Robert Carlisle, quant à lui, semblait égal à lui-même. Costume impeccable, léger sourire respectueux, attitude contenue, gestes précis, le conseiller financier faisait preuve de l'attitude professionnelle propre aux hommes au service des puissants. Il avait précisé être chargé des affaires de la famille Canterbury depuis un long moment. Lui non plus ne semblait guère affecté par les évènements de la veille, mais il était probablement entraîné à ne rien laisser paraître de ses émotions.

Alceste tentait de déterminer quel était le sujet de leur conversation lorsqu'un membre d'équipage vint à sa rencontre. Les hommes du capitaine avaient terminé leurs entretiens avec les passagers et serveurs présents au dîner de la veille, et le capitaine souhaitait partager ce qu'il avait appris. Alceste termina son café rapidement et se leva à la suite de l'employé.

Meurtre à l'AncienneOù les histoires vivent. Découvrez maintenant