I

434 27 48
                                    


De la terre, un goût de terre. Il avait rempli la bouche de Tommy en quelques secondes ; ses molaires, serrées, baignaient dans le liquide visqueux qu'il ne connaissait que trop bien. Ca avait été rapide, inattendu : un coup parti sans crier gare, le genre d'attaque des faibles, de ceux qui, sûrs de leurs faiblesses frappent les premiers.

Redressant la tête, il reprit contenance et, d'un souffle profond, mollarda le sang sur le bitume du parking. Le temps se figea. Il fixa la tache rouge sur le sol et un sourire fendit son visage ; il était parti loin, très loin du parking longeant le Dance Baby. Il se revoyait enfant, debout, dans la cuisine de l'appartement du 101 Fitzgerald Street où il avait passé ses premières années, faisant face à cet homme inconnu habillé en noir qui, d'une main ferme et violente avait empoigné sa mère. Il sentit la cologne âcre et entendit à nouveau la chanson que la radio vomissait à ce moment :

Someone told me long ago

There's a calm before the storm

I know; it's been coming for some time

I want to know, have you ever seen the rain

Coming down on a sunny day?


Sur ce rythme s'étaient ajoutés les hurlements de sa mère et le tonnerre du coup qui l'avait foudroyé. Le même goût, cette terre liquide qui coulait entre les lèvres, le même. Il lui avait asséné une putain de baffe de cowboy qui lui avait pris la tête entière l'envoyant se fracasser sur le mur opposé. Du sol il avait vu l'homme tambouriner la face de sa mère sur la toile cirée ; il avait vu le visage se décomposer et se tuméfier. Bam...salope... Bam grosse pute... Bam...Bam... Bam...Bam...

Une vive douleur à la main le réveilla de son rêve.

Devant lui était étendu l'homme, baignant dans une mare de sang, la boîte crânienne emboutie sur le sol laissait échapper des bouts de cervelle grisâtre ; ce qui avait été un nez n'était plus qu'un large trou d'où s'écoulaient avec force des torrents de sang. Le reste du corps, pris de spasmes nerveux pataugeait dans le sang.

- Alors gros connard, quelque chose à dire? Hein !

Il mollarda de nouveau, cette fois, sur le corps. Rouge sur rouge, ca ne jurait plus.

Puis il s'alluma une Lucky, tranquille. Comme toute cigarette qu'il allumait, il mordit le filtre entre ses incisives, habitude qu'il avait prise en achetant ses paquets souples chez Rick dont la tenue de l'épicerie n'était pas des plus légales. A l'épicerie du Providence Deli, on trouvait de tout, et peu importait l'âge. C'était le magasin de la dernière chance, des crevards en tout genre, des camés, des putes à doses, des clandestins, des fugueurs, des bandits, des alcoolos, et des mecs comme lui. Rick, c'était un père. Il lui avait montré comment tirer la cigarette du paquet, et ça, c'était peut-être la meilleure leçon de vie qu'il n'avait jamais eue.

En pensant à ce père de substitution, il contemplait son œuvre. Un putain de massacre, genre American History X en plus gore, vraiment gore. A dégueuler sec. A faire tourner de l'œil à un Papouasien... Mais lui, sa Lucky au bout des lèvres s'en foutait, ou plus exactement, savourait. C'était toujours qu'une racaille en moins, un parasite neutralisé, une merde nettoyée, une vermine cramée...

Un coup de téléphone le tira de sa contemplation, et en parlant du loup, c'était Rick :

- Quoi ?
- Qu'est-ce que tu fous ?
- Rien de spécial...
- T'arrives ou pas ?
- Hein ?
- Putain mec, faut que tu viennes ouvrir le magasin !
- Ahh, putain, j'ai oublié !
- T'arrives alors ou pas ?
- Ouai ouai, je suis en route, j'arrive dans 15 minutes...
- Grouille-toi petite merde !
- J'ai dit que j'arrivais enculé...j'arrive...
- T'as intérêt, sinon je te jure que je te démonte ta petite gueule de pédé.
- T'énerve pas vieux con !
- A toute !
- Ouai, Ouai, à toute.

C'était comme ça avec Rick, le vieil homme ne connaissait pas la langue de bois, et surtout, gardait pas ses mains dans ses poches. Un truc de travers et c'était une bonne mandale bien sentie. Il était un peu rude mais au fond il était comme tout le monde, il essayait de s'en sortir. Lui, plus que d'autres, en avait vu mais il gardait la foi. Il vivait pour son échoppe miteuse car il le savait, c'est tout ce qui restait aux personnes du quartier. Alors il tenait le cap, contre vents et marées ; avec force et parfois brutalité, mais il tenait. On l'avait braqué, et pas qu'une fois, mais au lieu de se résigner, il avait acheté une winchester modèle 1873 type néo-cowboy et avait simplement dit : « J'préfère tous les crever et y laisser ma peau que de me laisser baiser par ces petits fils de putes ». Ca donne une bonne idée du personnage. Mais derrière la rudesse se cachait des plaies qui n'avaient jamais cicatrisées, il n'en avait jamais parlé mais dans le quartier on parlait de ses fils perdus dans le crack...quant à sa femme...

Rick, c'était un chic type et pour lui il aurait tout fait.

Alors, le mégot jeté, la main nettoyée, il se tourna sans le moindre regard vers sa victime et se dirigea vers sa bécane ; une Victory Vegas 8 Ball, 106/6 Bicylindre, 1737 CM... Une belle bête comme on dit. Une américaine, une vraie, de celles qui prouvent que si les Japonais ont perdu la guerre, c'est par ce qu'ils n'avaient pas ce qu'il fallait dans le pantalon – petites bites. Une bécane qui, une fois achetée, te rend fier. C'était un sentiment étrange, conduire la Victory, un sentiment de liberté et de fierté. Fierté de la belle mécanique qui fonctionne sans le moindre soubresaut, qui brille sous les rayons du soleil. Fierté de se sentir plus qu'homme, un être supérieur, qui a trouvé dans l'objet son prolongement. Fierté de chevaucher une bête née sous ces latitudes, là où le grand esprit américain prend ses racines. Fierté d'appartenir à ce peuple de sauvages éduqués, ces américains, venus de nulle part, n'allant nulle part et qui pour qui la vitesse est l'outil de l'émancipation. Une Victory Vegas 8 Ball, 106/6 Bicylindre, 1737 CM, c'est l'esprit américain, c'est la beauté mécanique à son extrême. Ca bouffe les kilomètres, mange le macadam, dévore les lignes, engloutit les paysages, avale des continents, croque des feux... Une Victory c'est l'odeur, le bruit et le sentiment de la liberté.

A peine avait-il démarré la bête qu'il se trouvait devant Providence Deli où l'attendait, sur le pas de la porte, Rick.

- Allez gamin, rentre.

Le ton de Rick le surpris. Pas une seule pointe de reproche, pas une insulte, pas même un petit coup dans les côtes pour lui faire passer l'idée d'être à nouveau en retard. Non, rien de cela...

- Tout va bien Rick ?

- Ta gueule et rentre tout de suite...

Il s'exécuta et rentra dans le magasin. Rien n'avait changé. Les trois rayons étaient pleins des denrées les plus élémentaires : conserves, pâtes, riz, chips, crackers, brosse à dents et tous le nécessaire pour l'hygiène de base, celle qui s'avère souvent être l'unique pour ceux du coin.

Alors qu'il longeait les frigos contenant les alcools et les briques de lait, il vit deux hommes attendre devant la caisse. Son regard se tourna sur Rick qui avait l'air pensif.

Le premier homme lui tendit la main :

- Bonjour, Shérif Ducan et voici Deputy McConnan. Vous êtes ?

- Tommy, Tommy Beau.

Trash AmericaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant