VII (première partie)

85 17 22
                                    

Sur le chemin qui le menait chez sa mère, bercé par le vrombissement délicatement puissant de la Victory et les coups amortis par le système hydraulique de la bécane, Tommy se prit à penser cette mère, plus indifférente que maternelle, exubérante que calme, victime que bourreau.

Il avait reconstitué la chute inexorable de cette femme lointaine qui avait, en quelques années troqué une vie bien rangée pour celle violente régentée par l'addiction. La mosaïque des histoires entendues par brides dans les nuits alcoolisées de sa mère prirent formes dans une histoire romanesque linéaire. C'était une histoire comme il y en a des milliers dans un pays, les Etats-Unis, fait pour que seuls les plus forts survivent.

Sa mère, venue d'un milieu ouvrier, avait accédé à la classe moyenne grâce à un petit travail d'employée – comptable – dans une entreprise quelconque d'une ville moyenne d'un Etat du Midwest. La jeunesse, la réussite relative tant professionnelle que personnelle, l'avait poussée à s'installer avec son John dans une baraque à deux étages dans les quartiers résidentiels de la ville. Un peu cher, peut-être, mais à jeunesse orgueilleuse, rien ne résiste. Comme tous les jeunes, une vie sur un fil, à choisir le plaisir à la sécurité, à passer sur la santé pour les loisirs. Enfin, vint le moment des responsabilités ; l'enfant à venir pour mûrir.

Et puis, tout avait tourné au vinaigre.

Un peu bourré à la sortie d'une soirée entre collègues, le bon John réussit à se péter les deux jambes en ratant la marche des escaliers menant à la porte rouge de la maison familiale. Les économies étaient parties en fumée pour quatre Budweiser dans un bar irlandais de merde aux tables graisseuses et aux décorations à trèfles et Guiness. Avec les économies, c'était aussi le métier de peintre en bâtiment du futur père qui s'était envolé, laissant à la maison un homme handicapé, trop proche du mini-bar que toute famille digne de ce nom, dans une quartier résidentiel, doit avoir. La main lourde sur la bouteille pour assoupir la douleur de ses membres brisés, l'hygiène fluctuante d'un homme à la dérive avait laissé échapper à la famille en devenir le mal qui rongeait les tissus un à un, cette noirceur qui tue les corps ; la gangrène grignota l'homme jours après jours.

L'odeur pestilentielle des membres moisis envahit le quotidien de la maison à porte rouge, instillé doucement, elle s'était incrustée dans les meubles, dans les draps, dans les cheveux, dans les narines. L'odeur de la mort comme habitude. Jusqu'à l'ouverture des plâtres. Le médecin, en ouvrant les cocons blancs espérait y trouver des membres renaissants, débiles en guérison mais y vit la mort sous forme de bâtonnets de vanille desséchés où les asticots luttaient pour les restes de la chair non gâtée, suintant le pus et expulsant les derniers haillons de vie des membres pourris.

On avait tout fait pour le sauver. Pour couper la jambe droite, on avait utilisé les héritages, pour la gauche, la chirurgie, les mois passés à l'hôpital : la maison. Pour les médocs on avait emprunté. Et pour l'enterrement, on avait emprunté, plus. A la fin, lorsque toute la famille, toutes les connaissances, tous les voisins et badauds, tous les crevards qui ne manquent jamais un enterrement, quand tous furent partis, resta dans la maison à la porte rouge qui ne lui appartenait plus, seule, la femme, grosse avec l'enfant du bonheur.

Ca avait été un douloureux déménagement, loin de la maison et du quartier. Réinstallée dans un appartement miteux, mais toujours dans un quartier convenable - les renoncements sont toujours graduels – elle avait commencé une vie de labeur, à trimer comme comptable la journée, vendeuse en soirée dans une fast-food dégueulasse. Peu de temps après, il avait finalement aussi fallu renoncer au quartier, les dettes s'ajoutant aux dettes. Puis, habitant loin de l'entreprise où elle travaillait elle avait accumulé retards et absences. Le patron, que tous s'accordaient à décrire comme « un bon gars », « généreux » qui traitait ses employés « comme la famille » avait dû prendre une décision qui, selon ses propres mots lui « déchirait le coeur ». A la porte la veuve et l'orphelin ! Les famille ne résistent guère aux questions d'argent. Et quand on touche de près ou de loin à la maille d'un patron, il n'y a plus de famille qui vaille. Il l'avait donc licenciée, la laissant dans une situation des plus périlleuse.

Un patron, sympa ou pas reste un enculé, quoi qu'on en dise.

Nouveau déménagement, cette fois dans la capitale de l'État, là où se trouvent les ressources et le travail. L'enfant naquit à coup de forceps, tiré avec violence vers un monde qui le répugnait déjà. Pour l'accouchement il avait fallu payer – rien n'est gratuit – et l'Amérique est une pute qui se vend au plus offrant. Les banques, ces grandes âmes charitables refusèrent de prêter, famille à risque oblige ; alors il avait fallu la trouver ailleurs cette maille , et le glissement entier de l'existence de la femme se fit jour lorsque, dans un appartement en sous-sol d'une maison mal-famée, elle s'était engagée à rembourser dans les deux mois les dix-mille dollars qu'un créancier véreux, sourire aux lèvres, venait de lui donner. Elle avait compris ce jours-là que la pente était trop raide pour être remontée, que ses illusions d'un petit confort bourgeois malsain s'étaient perdues, à jamais. Elle était tombée de l'autre côté, celui qu'on se refuse à voir dans la torpeur des vies rangées,, l'inévitable ombre qui accompagne les rêves d'un futur meilleur.

Les renoncements étaient complets, appartement sans fenêtres, sous terre, dans une quartier ghettoïsé.

C'était une situation impossible, un nouveau né à s'occuper, deux mois pour se procurer une somme immense. Elle avait donc fait des petits-jobs par ci par là, mais l'enfant, affamé, ne pouvait rester plus de deux heures seul. Arriva, trop vite, la date fatidique : le créancier voyant la maigre liasse de biftons ne couvrant qu'à peine la moitié de la somme due, lui fit comprendre que dans ce monde tout se paie.

A la lame rougie d'un papillon manié avec aisance il la marqua du sigle de sa propriété ; la brûlure de la disgrâce, celle qui fait perdre l'ultime possession de tous ceux à qui il ne reste rien : son corps. Il en avait fait sa chose, son objet, sa pute dans l'appartement sombre baigné dans l'odeur de chair grillée et des cris ininterrompus du nouveau né. Une fois la marque bien imprimée sur la chair à la plissure du genou, il quitta l'appartement redevenu étrangement calme. Ce n'est que deux heures après qu'elle comprit ce que la ligne rouge dorénavant gravée sur son corps, signifiait. On frappa et à l'ouverture de la porte, un homme se glissa dans l'appartement, posa sur la table deux-cents dollars avant de lui coller un coup qui l'étourdit. A son réveil, l'homme se trouvait sur elle, putain d'animal suintant, et la violait avec haine ; haine pour la femme dans un élan de frustration d'un vie à se faire écourter, certain de la supériorité de l'homme sur la femme, de l'homme blanc sur la femme indienne relent d'un monde passé qui a la dent dure aux USA. L'enfant, lui, s'époumonait criait sa rage, son mépris du monde et du ses êtres infâmes. Le nourrisson de deux mois apprenait l'injustice, celle d'aujourd'hui et celle ancestrale de son peuple.

Elle s'était mise à tapiner pour rembourser son emprunt. Le message était passé. Avec les intérêts et les droits de maquereau, c'était finalement le double de la somme initiale qu'elle avait dû en exploitant son corps, rembourser.

Six mois après, elle était libre mais avait pourtant continué à faire le trottoir, pour elle, pour rembourser la banque, pour survivre, pour offrir à l'enfant maudit un semblant de vie. Trop de malheur avaient suivi la naissance de Tommy pour qu'elle puisse lui témoigner la moindre affection. Sans violences, mais dans l'indifférence, le garçon grandit.

La mère, toujours jeune profitait d'un corps que les mois dans la rue n'avaient pas encore détruit, et d'un exotisme malsain. Ses origines natives-américaines attiraient les bourgeois banlieusards dont la connaissance du monde indien se résumait à Sitting Bull, les Western dans un mélange d'ignorance et de stéréotypes. L'indien est une figure élevée à un statut quasi-mythologique, ennemi brave, indomptable, violent - avec plumes évidemment – bref tiré d'une propagande raciste que les Red Skins perpétuent sous couvert de tradition. L'américain moyen n'a jamais vu un natif, alors, pouvoir se taper, même plus une somme plus coquette, une femme amérindienne, c'est niquer l'Amérique originelle, fourrer son membre dans un 19ème siècle fantasmé.

Elle avait trouvé dans la dope l'échappatoire aux violences quotidiennes, aux coups reçus, aux pratiques tordues, à la société qui la broyait.

Elle avait aussi trouvé un homme, un second, un troisième et Tommy avait arrêté de compter, jusqu'à Mike. La vie de sa mère, et la sienne, avaient été rythmées par le passage de ces hommes – tous différents, tous violents, tous éclatés – et par le bruits des coups.

En pensant à la vie de sa mère, il avait machinalement conduit jusqu'à là petite maison en Douglas perdue dans les bois que Mike avait construite de ses mains sur les recommandations de son groupe de soutien selon les concepts d'une théorie aussi conne que logique, l'activité de substitution. Pour arrêter la dope, il avait construit sa baraque et s'était rabattu sur la bibine et la tabasse.

Trash AmericaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant