VIII

113 14 49
                                    



Le geste était lent et assuré, fruit d'une pratique quotidienne, d'années de répétitions : la main accrocha les deux bouts du coton, posés minutieusement sur la table de nuit qu'elle serra avec force tandis que l'auriculaire cherchait le verre d'eau posé à côté de la lampe de lecture. Les cotons furent plongés dans l'eau tiède versée la veille et s'imbibèrent du liquide jusqu'à en regorger. Les doigts gras, maintenant plongés dans le verre cherchaient et trouvèrent les deux rondelles de fibres végétales qui furent finalement déposées sur les paupières de McConnan. C'était une routine nécessaire pour le député qui se réveillait chaque matin avec les yeux collés, victime d'une conjonctivite perpétuelle. Il avait appris à vivre avec cet inconvénient matinal et avec l'idée que ses cils ne repousseraient pas tant que les sécrétions aqueuses bétonneraient ses paupières chaque nuits. Il avait perdu ses cils d'un coup, d'un seul, en se réveillant en sursaut une nuit de l'hiver précédent lorsque le Shérif Ducan était venu tambouriner à sa porte. Surpris dans son sommeil il avait sursauté et mécaniquement ouvert les yeux avec force, lui arrachant ses gros poils éparses et lui provoquant des saignements douloureux. S'en étaient suivies deux semaines de croûtes, d'aveuglement et, jusqu'à ce jour, une fébrilité oculaire persistante. En effet, c'était un cercle vicieux : sans cils, ses yeux non protégés subissaient les attaques de ses coulées de sueurs qui se déversaient dans ses orbites, rougissant sa sclérotique, qui, bonheur de la mécanique du corps humain, sécrétait des substances réparatrices devenant elles-mêmes croûteuses pendant les nuits.

Les cotons posés sur ses yeux, il attendit dix bonnes minutes que l'eau humidifie les durs paquets qui joignaient les paupières supérieures et inférieures puis, de l'ongle laissé a cet effet grandir de quelques centimètres, il racla la masse, forma une boulette qu'il, d'un mouvement vif de la phalange, envoya se coller sur le mur d'en face.

En ce jour de Memorial Day, McConnan pouvait vaquer à ses occupations. Il avait déjà dans la tête un plan bien défini de sa journée : prendre soin de lui physiquement et spirituellement avant de prendre un peu de plaisir. Il se prépara donc à sauter dans la douche, passage obligé pour un début de journée réussi.

Avant de se faire, il quitta les draps en soie mauve de son lit et les secoua pour en faire tomber les différentes particules. Le matériel des draps, doux, apaisait pendant les nuits son corps mangé par les boutons et autres poils incarnés. Ils lui évitaient les démangeaisons des matières synthétiques et les coulées de sangs dues aux grattages violents et répétitifs. Cependant, aussi doux qu'ils étaient, ils ne pouvaient éviter les explosions purulentes de son acné ni la sueur abondante que son état léthargique produisait. Le mauve, ça cachait un peu les couleurs de toutes les productions crasseuses de son corps : pus, sang, pellicules, bave, morve. La nuit, l'animal ne se levait pas pour chercher des mouchoirs, il se vidait les sinus dans l'oreiller, sur le drap housse sachant pertinemment que le matin venu, avec force, il décollerait les substances dans un claquement de draps. Une putain de voie de lactée, un Jackson Pollock de dégueulasserie mêlant fluides en tout genre, nouveaux et anciens.

Il prit donc le drap à chaque coin et d'un mouvement sec le fit onduler pour en quitter les matières exogènes : un nuage de crasse s'éleva, brouillant pendant quelques secondes sa vue avant de retomber tout aussi rapidement sur le matelas. Il y replaça par dessus la literie. Son hygiène plus que douteuse avait entraîné une pullulation de puces de lit qui y vivaient par dizaines. Les insectes avaient trouvé dans les replis des coutures de la couchette le lieu de vie idéal : chaud, calme et nutritif. Les puces sortaient par dizaines la nuit venue, et se gorgeaient du sang du gros porc, tellement graisseux que leurs piqûres restaient indolores. La couenne de McConnan avait pour seule qualité de la rendre insensible aux attaques des insectes. Ils sortaient en bande se gargariser du sang âcre du gros animal, et, en quelques semaines, avaient doublé de volume, se reproduisant et créant un nid grouillant qui envahissait tels des fourmis cet eldorado, terre promise du parasite. McConnan, lui, protégé par son gras, ne se rendait compte de rien, trop habitué qu'il était de sentir ses volcans purulents érupter, ses poils pousser dans sa peau, ses ongles s'incarner, ses doigts se panariser. Il ne sentait pas son corps se faire vider, l'équivalent d'une petite saignée, chaque nuit. Il n'avait d'ailleurs pas remarqué qu'il avait contracté la gale. Il avait fallu attendre la visite médicale annuelle du bureau pour que, sous les yeux dégoûtés du médecin du travail, il apprenne que son corps était bouffé petit-à-petit par des acariens creusant des galeries sous sa peau. Il n'avait pas senti, comme il ne le sentait pas aujourd'hui, les bêtes le bouffer. Il était devenu un paquet de parasite, une poche de sang à sucer.

Trash AmericaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant