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Assis à la table graisseuse du préfabriqué étroit, Tommy faisait face à Suzie qui avait posé devant lui un verre de booze maison.

La chaleur était intense, étouffante malgré l'air qui peinait à entrer par les deux fenêtres à guillotine ouvertes sur le camp des maisons éphémères qui s'étaient enracinées depuis une dizaine d'années.

Le camp, installé à la périphérie de la ville, avait été monté pour servir de lieu de passage, de transition, pour les personnes en recherche d'un second souffle, de la deuxième chance illusoire prônée par un système qui a fait de la repentance une valeur fondamentale. Or, comme bien d'autres valeurs brandies en guise de moralité, le pardon, plus qu'ailleurs peut-être, n'existe pas aux Etats-Unis. Le campement était devenu le quartier des vies ratées, le cimetière des existences vouées à souffrance et à la violence. Suzie s'y était installée après avoir quitté la rue dans l'espoir que son préfabriqué à peu près neuf serait le point de départ d'une existence nouvelle, le cocon de l'épanouissement. Il n'en avait rien été ; il n'y a pas de seconde chance pour les crevards.

Le petit lotissement précaire, composé de matériaux périssables se faisait bouffer par les arbres et les herbes qui poussaient entre les jointures pourries et sous les sols percés. Les chaleurs de mai n'étaient que les prémices d'un été à rôtir, un enfer quotidien qui ne cessait qu'entre les saisons. Si la chaleur était déplaisante, exténuante, l'hiver mettait au supplice les habitants défavorisés du camp. C'était l'enfer sur terre, ici-bas ; pas besoin d'une autre vie, la-haut, pour sentir la vengeance de la création sur ces âmes pécheresses. L'hiver, le froid s'immisçait, stagnait et réfrigérait la petite boite, transissait les membres jusqu'à la moelle. Suzie, pour lutter contre les éléments que les murs-papiers bien frêles ne retenaient guère s'était arrangée un foyer où elle brûlait, à même le sol, quelques bois trouvés par-ci par-là. La fumée croupissante dans l'unique pièce avait laissé un papier peint noir, des cendres qui s'incrustaient dans les moindres renfrognements de l'habitat.

Le verre, rempli de l'alcool cristallin était poisseux, recouvert d'un léger voile gris, vieux reliquat de l'hiver passé.

Il le but, d'une gorgée, d'une seule.

Un putain de tourne boyaux, qui crame le corps du palet au cul, comme un enculé de fakir qui se fourre une épée dans la gorge.

Suzie produisait en masse de l'alcool avec un alambic maison qu'elle gardait précieusement dans une boite à côté de son matelas. Peu importait avec quoi elle le produisait, fruits, plantes, céréales, elle écoulait son stock rapidement. La production et la vente de son alcool était l'unique revenu de l'ancienne pute. A cinq dollars la bouteille, y'avait pas plus compétitif. Ca tapait sur le système, arrachait la gueule, rendait fou : tout ce que les acheteurs recherchaient. Suzie, elle, y avait perdu la vue. A force de goûter sa gougoutte elle s'était réveillée un matin dans le noir, qu'elle n'avait plus jamais quitté. Aveugle ou non, sa vie était une déchéance totale, foutue pour foutue...

Elle but son verre, sec.

On pouvait dorénavant discuter.

- Comment vas-tu ? Toujours une racaille ?

Suzie était directe. Ça faisait partie du personnage ; il fallait s'y faire : un langage brute, reflet d'une vie violente. Ne parle-t-on pas pas comme l'on vit ?

- On fait ce qu'on peut...pour s'en sortir. D'ailleurs, je vois que tu continues la production, ta booze est toujours aussi dégueulasse !

Un léger sourire éclaira le visage de la femme. Une face marquée, vieillie. A à peine cinquante ans Suzie était bouffée, ravagée par une vie de galères de drogues « cheap » de synthèse, d'alcool fait maison et de clopes. Elle tâtonna la toile cirée et de ses doigts mal-assurés trouva son paquet de tabac à rouler. Si la femme était hésitante pour trouver le paquet posé sur la table, ses doigts maniaient avec agilité le papier à rouler sur lequel elle posa le tabac. D'un coup de langue vif elle colla les bords et cracha les petites fibres sur le sol poisseux. Elle s'alluma le clope.

Trash AmericaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant