XI - (première partie)

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Le garage se trouvait dans le East-Side, ancien quartier dortoir qui avait attiré es foules de travailleurs lors de l'âge d'or des usines textiles, lorsque l'on produisait toujours localement les habits qui vêtaient encore une bonne partie des Etas-Unis. Sacrée Industrial Belt. Avant l'effondrement de l'industrie et les délocalisations massives d'abord vers les états du Sud puis vers le Mexique qui à son tour avait vu le « coût » de sa main d'oeuvre augmenter. Putain de Rust Belt. On avait donc changé à nouveau de pays, histoire de faire des économies de bouts de chandelle en laissant derrière soit une traînée de misère. Des milliers d'emplois perdus, des familles qui avaient vu dans le poste à l'usine l'opportunité d'accéder à la propriété. On avait vécu euphoriques, une dizaine d'année à rembourser minutieusement, mois par mois, le crédit prit sur 35 ans. A la dixième année, les décideurs pour qui le coût du travail – expression dégueulasse – était devenu rebutant, avait décidé de délocaliser, histoire de perpétuer une entreprise humanisée vivant sur elle, pour elle, pour ses intérêts.

Avec l'usine qui fermait, les remboursements devenaient impossibles... Et les banques reprenaient tout. Pas seulement les dix années de paiement – avec intérêt évidemment – et les illusions, les rêves de toute une vie.

Ca avait été le cas dans l'Est, dans le Mid-Ouest, puis le Sud, le Mexique, la Chine et demain le Bangladesh.

Le quartier avait eu son heure de gloire, ses magasins et bistrots, marchés et supérettes, lieux associatifs et YMCA. Aujourd'hui, il n'en restait rien, plus rien. Il s'agissait d'une vaste étendue de vice. Un quartier entier peuplé de sans-abris et de vagabonds qui vivaient dans les maisons abandonnées par leurs propriétaires pressés de partir, sans même vendre, leurs biens ne valant plus rien. Les maisons s'achetaient dix dollars sur les sites internet... Sans déconner. Avant de fuir les proprios arrachaient tout ce qui pouvait avoir la moindre valeur, lavabos, trônes de chiottes, câbles électriques, laissant leurs propriétés à l'abandon, les murs recouverts de plantes envahissantes et les terrains bouffés par les mauvaises herbes où les détritus s'y amoncelaient dans l'indifférence générale.

Détroit avait marqué les esprits car le symbole était fort : l'ancienne ville de la voiture, le pick-up immense GM, fille de l'orgueil ouvrier américain, où on y travaillait dur, fierté de l'Amérique des trimeurs. La ville était tombée avec autant de fracas que son orgueil l'avait élevée. La ville était en faillite. Mais Détroit était l'arbre qui cachait la forêt. Elle avait occulté aux yeux de tous la violence qui secouait de nombreuses petites et grandes villes où la situation était comparable.

Pour certains ça avait été les bagnoles, pour d'autres les produits agricoles, d'autres les nouvelles technologies qui ne restent nouvelles que le temps de leur nouveauté ; ici ça avait été le textile. Comme ailleurs, après s'être goinfré , on avait pris dans les dents la mondialisation. Payback is a bitch.

Dans toutes ces maisons aux portes et fenêtres barrées se trouvaient des terriers de malheur et de vice où s'organisaient avec plus ou moins de professionnalisme des groupes de trafiquants ; de drogues, d'humains, d'objets volés...

Derrière les planches qui barraient les fenêtres, à la lumière des feux asphyxiants s'y piquaient des milliers d'âmes, se tournaient des films pornos cheap, s'échangeaient des objets de tout types.

Le monde parallèle se composait de toute la marge de la société : des immigrés illégaux qui se cachaient à la vue des autorités aux junkies perfusés qui n'avaient plus vu le jour depuis des mois en passant par les vétérans revenus des différents théâtres d'opérations – qui n'avaient rien de fictifs malgré l'expression consacrée – et qui s'arrachaient les veines dans leurs délires post-traumatiques.

Toute cette société était noyautée par les trafiquants en tout genre, profitant de la misère humaine – enculés de pervers, raclures de raclures, hypocrites malsains.

Du monde extérieur, très peu de personnes entraient. Ceux qui prenaient leur courage à deux mains étaient toujours les mêmes, et c'était pas par amour de son prochain. Ils étaient peu et toujours les même : les religieux des grandes Eglises ou des sectes qui recherchaient de la bidoche écervelée pour grandir leurs rangs, et, pour les même raisons, les militaires. On trouvait aussi de nouveaux esclavagistes cherchant à faire travailler les illégaux pour rien, chantage aux papiers comme arme atomique. Une sale race. Et évidemment les dealers, de tout.

Parmi les raclures, Mike était un aristocrate. Il avait lui-même vécu dans les baraques et en connaissait donc les codes, le désespoir et les faiblesses. Installé dans d'anciens locaux d'une boulangerie industrielle, son garage était un lieu de passage connu. C'était le lieu d'embauche d'illégaux bidouilleurs, prêt à démonter des moteurs pour trois sous, ou à voler sur commande des pièces de bagnoles pour les remonter sur d'autres modèles revendus à prix d'or à qui désire passer AWOL. Tous les truands ayant besoin d'un moyen de locomotion pour une activité quelconque savaient que chez Mike les voitures étaient intraçables, et que, dans les bons jours on pouvait aussi y trouver deux-trois collègues légèrement allumés.

Il s'agissait d'un système organisé, silencieux qui tenait grâce à la misère de chacun. Tout le monde savait que Mike était en gros bâtard qui se gavait sur leur dos, mais pour vingt dollars gagnés par-ci par-là, c'était quelques repas ou une bonne dose.

En ce jour de Memorial Day, Mike avait fermé le garage pour ne pas trop attirer l'attention. Le commerce fonctionnait sur la discrétion de tous les acteurs, trop conscients de la manne qu'un tel trafic était pour ceux qui vivaient dans le quartier. Trop de mouvement ne manquerait pas de faire tache alors que le pays s'arrêtait pour célébrer les morts pour la nation.


Tommy gara sa Victory dans l'allée afin de ne pas attirer l'attention de Mike. De la petite ruelle taguée où flottaient des sacs plastiques que le léger vent avait fait décoller, le bruit d'un moteur de moto était audible. Pour y être passé à différentes reprises, Tommy savait qu'une porte se trouvait à l'arrière de l'ancienne boulangerie – normes incendie oblige. Il la poussa doucement.

Le local était gigantesque. La lumière naturelle éclairait le hangar par les larges plaques de plexiglass ondulées qui avaient accumulé dans leurs arêtes la crasse apportée par les pluies citadines nauséabondes. Le soleil, passant par le plastique, noyait la pièce d'une lumière jaunâtre, lourde, qui renforçait le sentiment de suffocation en ce mois de mai brûlant ; le garage s'était transformé en four. A cela s'ajoutait des gaz rejetés par la moto démarrée, le bruit assourdissant des claquements du moteur qui se répercutaient infiniment entre les quatre murs métalliques et sur lequel s'ajoutait les cris d'une radio crachant à tue-tête un chanson de rock indistincte.

Tommy se fraya un chemin entre les pièces détachées qui jonchaient le sol. Le garage était un bordel monstre, en partie du fait qu'il n'y avait presque aucun meuble. Des montagnes de pots d'échappement, des amoncellements noueux de chaînes, des courroies éparpillées, du gravier de boulons... Il savait où aller, où trouver Mike qui travaillait sur l'engin. Il fallait passer l'atelier où se trouvaient les clés à douilles et à ergots, les criques et les huiles à rouages.

Il arriva enfin derrière Mike. La silhouette était penchée sur une moto de cross, la main sur l'accélérateur, le regard sur la partie motorisée.

Casquette John Deere en arrière, l'homme suait à grosses gouttes, mouillant abondamment son marcel imprimé drapeau confédéré, ruisselant jusqu'à sa raie qui s'exposait au dessus du ceinturon criminel. Ses poils faisant tapis du cou aux fesses dégueulaient des bords du T-Shirt et passaient entre les mailles du tissu, raides, ayant repoussés drus d'une épilation ancienne et approximative.

La forme travaillant était le chaînon manquant entre la bête et l'animal.

Trash AmericaOù les histoires vivent. Découvrez maintenant