|| cinq.

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Au final, la nuit fut courte. Je m'étais débrouillé, en sortant de chez Niel – ou plutôt, en m'éclipsant comme un voleur, mais bon, ne jouons pas sur les mots – à dégoter une voiture. J'avais pris celle de Louis, l'anthropoïde qui me sert de frère. Il n'en aura plus l'utilité désormais. Les clés étaient dans le vide-poche, au beau milieu de l'entrée. J'avais honte, au fond de moi. Ma famille me faisait confiance, ils avaient toujours été transparents. Et moi, du haut de mes dix-huit ans, je fuguais. Belle mentalité. Oh, mais d'ailleurs, pourquoi partais-je ? Pour cette inconnue suicidaire dans ma classe. J'étais vraiment tombé bien bas.

L'avantage du lotissement où je résidais, c'est que les maisons étaient identiques et mitoyennes. Il suffisait que j'emprunte l'échelle du voisin, que je monte et traverse son toit pour arriver sur le mien. La première fois, j'étais tétanisé, les quatre ou cinq mètres qui me séparaient du sol étaient sûrement les plus grands de toute ma vie. Mais au final, sur un toit terrasse, on est quand même bien à l'aise. L'été, j'y installais même une chaise de jardin, histoire de me garantir un confort supplémentaire. Je me sentais libre, à même le vent. Le toit, c'était une seconde maison. Je ressentais enfin les émotions : hors de l'agitation en contre-bas, hors du temps, je pouvais enfin penser, mon esprit remettait de l'ordre dans ses idées.

J'allumai une cigarette. Non pas que l'idée de réduire mon espérance de vie me réjouisse, loin de là. Mais l'idée de prendre cette cigarette, de prendre cette bouffée de mort, m'enivrait de plaisir. Je prenais plaisir à fumer. C'était triste, j'en étais conscient, à dix-huit ans en arriver là, je ne le souhaite à personne. Mais quand il me venait à l'esprit l'idée que mon cerveau consommait autre chose que ses propres tourments, je me sentais libre.

Je la jetai au loin, elle erra sur la route, polluant un peu plus notre chère planète. Mes pensées revinrent plus vite que prévu. Comment annoncer mon départ à mes parents ? Comment leur dire que, cette année, je ne passerai sûrement pas le bac. Que je comptais sécher, fuguer, tout ça avec une timbrée qui voulait se suicider ? Un simple sourire et un bisou sur la joue ne suffiront pas, je le crains.

Je suis passé chez Niel aux alentours de 6h. J'avais peur de la manquer ? Oui, plus ou moins. J'avais reçu un message, quelques heures plus tôt, sur mon portable. Je ne savais pas qu'elle avait mon numéro. Comme quoi, cette fille arrivait toujours à surprendre.

de :: Niel sans nom à :: Alexis

(3h56) on peut pas dire 6h ? J'ai pas envie de me taper les bouchons.


de :: Alexis à :: Niel sans nom

(3h59) euh, Niel ?


de :: Niel sans nom à :: Alexis

(4h02) Bah oui face de lune.

(4h03) Sauf si t'as prévu de t'enfuir avec d'autres filles, dans ce cas je change de nom et je prétends ne pas te connaître.

(4h04) Pardon, je suis à crans, j'ai pas dormi.

(4h06) Bref, ouais, c'est Niel.


de :: Niel sans nom à :: face de lune

(4h22) Euh, ok 6h.

Je n'avais jamais vraiment compris pourquoi les filles détestaient que les garçons répondent « ok ». Objectivement, c'est vrai, c'est pratique, rapide, concis. Tout est dit. On ne va étaler pendant des heures juste pour se confirmer quelque chose d'aussi évident. Pendant que je cogitais là dessus dans la voiture de Louis, le chauffage et la radio tentant de me maintenir éveillé, j'entendis la portière passager claquer. Je ne l'avais pas vu arrivée. Niel était cadavérique, comme un mirage, comme un film d'Hitchcock. Seulement, dans les films, quand on éteint la télé, on est en sécurité chez soi. Là, j'avais un fantôme qui me scrutait de ses yeux verts pénétrant, avec sur ses genoux un gros sac vert de la taille d'une chambre à air. Elle lança son sac sur la banquette arrière et, sans dévier son regard du mien, m'adressa quelques mots :

- Je t'en conjure, dis moi que tu n'es pas un mec qui a donné un nom à sa voiture.

- Euh non, et puis ce n'est pas la mienne.

Elle se mit soudainement à l'aise dans son fauteuil, l'inclina légèrement. Elle soupire, longuement, comme si elle souhaitait expulser tout l'air du passé pour en prendre du frais, du nouveau.

- Bon, on va où Capitaine ?

Gros moment de gêne. « Capitaine » n'était plus utilisé depuis le paléolithique je pense. Mais c'était ce que j'aimais, chez Niel. C'était peut-être la seule chose plaisante chez cette fille, du reste.

- Aucune idée, lançais-je.

Je démarrai. En réalité, j'avais bien une petite idée, derrière la tête. Une idée un peu folle. Mais c'était une idée, et c'était déjà beaucoup.

L'intraveineuse de sensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant