Cher journal,
Non, je plaisante, je sais que je suis puérile, mais il ne faut pas abuser. Je pense que tu ne t'y attendais pas, à celle ci. À cette Niel, tout nouvelle. Quoi que, « nouvelle », ne nous avançons pas trop. J'ai juste fugué, une fois de plus. Alors oui, une de plus, une de moins, où est la différence ? Et, Chers Mots, sachez qu'aujourd'hui je suis avec Alexis. Oui, exactement, le garçon bizarre de la classe. Que dites-vous ? Oh non, je ne suis pas folle. Ou peut-être si, un peu. Mais après tout, est réellement grave ?
Nous sommes sur une aire d'autoroute. Beau cadre n'est-ce pas ? Il y a ces enfants, ces parents, ces bonheurs que je n'ai jamais connus. Vous non plus, Chers Mots. Si j'avais été plus heureuse, peut-être auriez-vous été autrement ? Je veux dire, peut-être que le champ lexical de la mort et de la dépression seraient moins présents sur ce carnet... Même les moteurs de recherche me proposent de l'aide lorsque je cherche certains mots... Inquiétant, n'est-ce pas ?
La nuit aurait pu être douce, au même titre qu'elle aurait pu être tumultueuse. Il y a de ces nuits franches, de ces nuits, pâles, de ces nuits qui ne passent pas. Il y a aussi de ces nuits passionnées, de ces nuits qui exaltent nos sens, qui transforment nos sentiments. Ces nuits où l'on dit, entre le vent et le temps, entre l'éclat de la Lune et la hargne de nos sensations. Il y a des milliards de nuits qui jamais ne se ressembleront, autant de jours où jamais je n'oublierai cette nuit.
La voiture d'Alexis était calme. La mélodie du silence nous berçait. J'entendais sa respiration qui, au fur et à mesure des kilomètres, s'est peu à peu calmée. J'ai vu son visage aux courbes exsangues, où entre les réverbères de la Départementale 412 les ombres dansaient sur ses prunelles marron. Il avait la main assurée sur le volant. Ses yeux étaient rivés sur la route quand moi j'avais les yeux rivés sur lui. Il paraissait plus vieux, Alexis. Comme s'il avait vingt-cinq ans. D'ailleurs, cette nuit a changé nos vies, nous propulsant quelques années au-delà de celles que nous n'avions vécues.
Mon sac était toujours sur la banquette arrière. Ce sac avec lequel je me suis tant de fois enfuie, ce sac contre lequel j'ai tant de fois pleuré, me blottissant au plus près de ses sangles. Je me devais de l'emmener. Ce sac avait été tant de fois présent que je ne pouvais le laisser derrière moi, il était de mon devoir de lui rendre la pareille.
Au même titre qu'il est de mon devoir de revenir vers vous, Chers Mots. Je ne sais trop quoi vous dire. J'ai eu beaucoup de mal pour rouvrir ce carnet. Alexis a bien vu ma gêne. Je ressemblais à une pauvre fille qui avait reçu un objet dont elle ne connaissait pas l'utilité. Mais il a dit que je devrais continuer d'écrire dedans. Que ça deviendrait comme un journal de bord. Vous savez, Chers Mots, je ne sais pas comment le lui dire... Comme aborder le sujet « hey, tu sais les mots sont comme de vraies personnes. Ils parlent, et entre leurs lignes se cachent des messages ». On m'a toujours prise pour une folle, je ne vois pas en quoi cela changerait subitement. Alexis n'est qu'un garçon. Un garçon qui a le permis, un garçon qui conduit, qui m'emmène je ne sais où. Alors, Chers Mots, ce carnet ne sera pas un journal de bord. Je ne peux pas m'abaisser à cela, vous valez beaucoup mieux.
Je ferai croire à Alexis que je raconte mes journées. Il pensera que je suis une fille banale, qui écrit niaisement et mielleusement "Oh, Cher Journal, qu'il est beau !". Le jour où j'en arrive à ce stade, je vous en prie, enfermez-moi.
J'ai besoin de partir, loin. J'ai besoin de repos. Pas ce repos éternel que l'on souhaite à tout bout de champ, non. J'ai besoin d'un repos sur la vie. De me mettre en pause, et d'enfin penser à autre chose qu'à la mort. À autre chose qu'à partir dans un autre monde. Honnêtement, Chers Mots, je sais que je ne changerai pas du jour au lendemain. D'ailleurs, je ne veux pas changer. Je partirai seulement lorsque je l'aurais décidé, et pas par défaut.
Nous avalons la route à une vitesse fascinante, si bien que le soleil a déjà commencé à se lever. J'ai sûrement dû m'endormir dans le taco bleu d'Alexis, je me suis réveillée avec une couverture sur mes épaules. Il est gentil, Alexis. Ça me fait du bien de voir que, sur cette Terre, il y a un humain un peu moins stupide que les autres. D'ailleurs, Chers Mots, je vais devoir vous laisser, l'humain qui me véhicule souhaite repartir.
Heureuse de vous avoir retrouvé, je ne pouvais pas vous abandonner comme cela.
Niel.
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L'intraveineuse de sens
General FictionAu final, que sommes-nous ? Niel le sait. Elle le sait, parce que les mots le lui ont dit. Tout simplement. #210 dans Fiction Générale (28.08.2016) © Je suis un paradoxe. | 2016 #JeSuisResponsableDeCeQueVousLisez