|| sept.

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J'avais connu des réveils doux, délicats et parfumés. Des réveils qui vous glacent le sang, des réveils agités et des réveils agitant. Mais de toute ma vie, de toute mon humble existence, jamais je n'avais connu un tel réveil.

Niel s'était couchée sur la banquette, contre moi. Nous n'avions pas beaucoup de place, coincés entre un dossier, un accoudoir et une portière. Ses cheveux venaient chatouiller mon nez, et ce ne fut qu'après les avoir identifiés que j'en conclu qu'ils étaient les responsables de mon réveil. Son souffle était calme, aussi paisible que son beau visage poupon aux joues rosées par le vent. En essayant de dégager ma main de son épaule, elle se retourna. Deux grands orbes me scrutèrent avec étonnement.

- J'étais bien comme ça, dit-elle, le plus naturellement du monde.

Quelques secondes plus tard, elle sourit, fronçant son petit nez aux taches de rousseur éparses. J'avais dû rougir, par gêne sûrement, comme cela m'arrive si souvent.

Ce n'est qu'une fois extirpé du véhicule que je m'aperçus avec surprise que le jour baissait d'intensité, laissant peu à peu place à une nuit claire et chaude. Les nuages cotonneux se teintaient d'une aura rougeoyante, réfléchissant leur lumière sulfureuse sur les douces vaguelettes de l'océan. J'entendis une portière claquer, avant de pouvoir observer Niel dans mon champ de vision, à ma droite, s'étirant comme si elle venait de faire la plus longue sieste de toute l'histoire.

- Sinon, tu dors beaucoup toi, murmura-t-elle, comme si elle avait peur de réveiller l'eau calme qui s'étendait à perte de vue. D'ailleurs, ce soir, les garçons m'ont invité à une fête, alors...

- Attends, tu as dis « les garçons », questionnais-je.

- Oui, ceux sur la plage. Ne soit pas bête Alexis, il n'y a pas trente-six mille garçons que je connaisse, ironisa-t-elle.

- Uniquement dix mille, répondais-je du tac au tac, sarcastique.

- Bref, ils m'ont invité. Je leur ai dit que si je venais, ce serait avec toi Alexis. Oui oui, ne soit pas jaloux, je n'ai pas oublié qui m'a véhiculé, qui m'a parlé...

- Qui t'a sauvé aussi...

Son expression se renfrogna un bref instant. Mais, face à la mer, on aurait dit qu'elle ne pouvait pas résister, qu'il lui était impossible de bouder. Pour la première fois, elle semblait heureuse. Il persistait toujours dans la prunelle de ses yeux cette part incommensurable de peur, de tristesse et d'effroi. Mais elle semblait, peu à peu, prendre ses aises, et pourquoi pas aimer la vie ?

- C'est quand ?

À vrai dire, je n'avais aucune envie de rencontrer ces "garçons". Cependant, je m'étais intimement dit qu'il était préférable que je vois à quoi j'avais affaire, les jeunes garçons étant a fortiori devenus objets de convoitise que prennent ces dames, à la manière d'un marché économique. Bref, j'étais curieux.

- Dans trente minutes, mais bon, faut passer à la supérette, rectifia Niel, me ramenant dans mes pensées.

- Pourquoi ?

Elle s'indigna.

- On ne va quand même pas arriver les mains vides, c'est mal poli ! On ne t'a jamais appris ça ?

- Euh, si, bégayais-je, penaud.

Elle monta sur le siège passager de l'épave qui nous servait de voiture, et boucla sa ceinture. Elle regarda une montre qu'elle ne possédait pas, mimant avec exaspération le retard que nous étions en train d'accumuler. Je la rejoignais, et mis le cap vers un hypothétique supermarché. Il y en avait un, pas très loin. Quelques voitures encore garées sur le parking, de hauts réverbères métalliques, froids et impersonnels, des cases de stationnement usées sur un goudron bosselé. L'endroit ne faisait envie à personne. Mais au moment, de sortir de la voiture, Niel m'attrapa le bras. Elle avait des yeux rivés sur quelque chose en face d'elle. En suivant son regard, je vis le rideau métallique de la supérette abaissé. Je pestais d'agacement.

- Non, me dit-elle, le plus calmement du monde. Regarde, à gauche de l'entrée...

Il y avait cet homme, quinquagénaire, qui poussait un chariot aussi dégingandé que lui. Sur le côté était accroché le logo du magasin et, dans sa main lire, tintait une petite clochette. L'homme n'était pas réellement beau à voir, mais Niel avait l'air de ne pas s'en soucier. Elle sortit, et trottina joyeusement vers lui. J'étais abasourdi. Cela pouvait être un fou furieux, un cinglé, un violeur ou que sais-je encore. Mais avec son sourire et ses cheveux volant au vent, elle se pencha sur son chariot. Ni une ni deux, je me précipitai à sa suite.

- Oh mais qu'avez-vous de beau et de bon dans votre caddie mon cher Monsieur ?

- Un tas de chose qui pourrait t'intéresser, répondit l'homme, heureux à l'idée de fidéliser une cliente. Que cherches-tu ?

J'arrivais derrière elle, la tirant par le bras pour la ramener en sécurité dans la voiture. Mais, apparemment, elle n'était pas de mon avis. L'homme, prit d'un sourire au vu du comique de la situation, continua :

- Il te faut peut-être des préservatifs pour toi et ton petit ami, répliqua-t-il à la manière d'une comptine, pointant tour à tout Niel et moi.

Et c'est au mot "préservatif" que nous nous sommes stoppés, choqués et horriblement gênés. Nos têtes devaient vraisemblablement virer au rouge pivoine. Soudainement, le quinquagénaire prit une moue boudeuse :

- De toute façon, je n'en ai plus, c'est le bien que je vends le plus ces temps-ci...

- Je venais ici pour une bouteille.

La voix de Niel était claire, et ne trahissait nullement sa peur. L'homme pencha la tête sur le côté, comme en attente de plus amples détails, laissant apparaître sa peau fortement marquée à la lueur des lampadaires.

- Une bouteille d'alcool, précisa-t-elle. Mais je suis persuadée qu'un homme aussi malin en affaire que vous en a toujours une ou deux en réserve pour son aimable clientèle, je me trompe ?

Il sourit, percé à jour. Niel savait décidément comment s'y prendre. Il sortit de sous son chariot une bouteille, un pinot gris sept ans d'âge, vendanges tardives, pour un prix exorbitant. Avec un beau sourire et quelques charmes, Niel négocia soixante-deux euros cette bouteille. Comme quoi, les prix ici, c'était un peu du n'importe-quoi.

Arrivés à la fête, un jeune homme d'une vingtaine d'années nous ouvrit directement. Niel lui claqua une bise sur la joue, comme s'ils se connaissaient directement. Elle me présenta comme un « ami », tandis qu'à la supérette, elle n'avait pas démenti le terme de « petit-ami ». Je n'en pouvais plus d'être à la carte, parfois pris, parfois jeté. Alors, je passais la soirée sur le coin d'un vieux canapé vert foret, à la croûte de cuir éventrée, un verre de jus d'orange à la main. Je n'avais aucune envie de sociabiliser cette nuit-là. Avec leurs barbes, leurs muscles et leurs sourires ravageurs, je ne me sentais pas à l'aise. Je n'étais pas dans mon monde. Alors, pour y remédier, je sortis de la maison qui donnait, par un petit chemin, à la plage en contre-bas. De mon pied, je fis dans le sable un cercle qui ressemblait davantage à une forme conceptuelle qu'à un véritable cercle. Au-dessus de la ligne, vers l'horizon, j'écrivis "les autres", tandis qu'à l'intérieur, là où je me trouvais, j'écrivis "Alexis". J'étais dans mon monde, dans celui où personne ne pourrait venir m'atteindre. J'étais bien, j'étais heureux sur ce bout de plage, coupé de cette fête qui ne me ressemblait pas.

J'étais enfin dans mon monde, dans le monde d'Alexis, celui où mes sens étaient dorénavant coupés de tout. Je venais de comprendre quelque chose : ces sentiments, ces émotions qui m'envahissaient à chaque minute de ma vie, étaient les coupables de mes doutes, de mes choix, de mes erreurs. Alors, il était de mon devoir les cacher, de les masquer pour peu à peu les oublier. Et cela comportait également le fait d'écarter tous les sentiments, les films imaginés et montés de toute pièce, à propos d'un quelconque coup de cœur pour Niel, pour ces sourires et ces yeux qui m'emplissaient chaque jour de bonheur.

L'intraveineuse de sensOù les histoires vivent. Découvrez maintenant