Lâcher la bride

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Anna

« Putain de connards de médecins ! Merde à la fin !»

Je viens de me fracasser contre l'entrée de l'ascenseur. Le gars en est sorti comme un dingue. Il est au téléphone à fortiori très en colère après son interlocuteur.

Aïe ! Mon pied vient d'en faire les frais. Comme si le port du stéthoscope octroyait tous les droits ! Et la priorité en sortie d'ascenseur doit en faire partie !

J'ai les larmes aux yeux. Rien ne va aujourd'hui. Il fallait que mes nerfs se lâchent, alors je l'ai insulté. Pas très malin, car le monde est petit malgré la taille de l'hôpital !

Cette journée est placée sous le signe anti-médecin, avec un bilan matinal déplorable. Les patients difficiles, la radiologue imbuvable et mon collègue passable. Bon, mon état de fatigue m'empêche peut-être de rester objective !

Je suis manipulatrice en radiologie, métier peu connu du grand public et dans une moindre mesure, même dans le milieu hospitalier. Les examens d'imagerie, type radios, scanner, IRM, c'est nous. Les scintigraphies, c'est nous. Les traitements de radiothérapie encore nous. Et non ! Nous ne sommes ni infirmières, ni docteurs comme le pensent beaucoup de patients, mais des « manips » !

Ce matin, nous avons eu des personnes compliquées à gérer à l'IRM. Comme s'ils se donnaient rendez-vous le même jour !

A leur décharge, les facteurs déstabilisants sont multiples : la maladie, l'angoisse du résultat, le stress de l'examen, l'incompréhension de ce qu'on leur inflige. Pour peu qu'ils aient écouté les ragots de leur voisin de salle d'attente, et là, le cocktail peut devenir détonnant.

Chaque vacation est sous la responsabilité d'un radiologue, avec lequel nous travaillons de concert. Aujourd'hui, Madame le Docteur Tatiana Azarov nous impose une fois de plus sa suffisance et son irrespect. Elle et moi nous vouons une inimitée réciproque et sans faille. Son physique, façon cliché slave, me hérisse le poil, même si je n'ai pas à me plaindre de mon physique de danseuse. Elle est grande, svelte, des cheveux longs et épais châtain clair. Son visage aux traits fins est agrémenté de deux yeux bleus perçant, tels des saphirs. Quel que soit son style, tout lui va. Bref, elle m'est viscéralement insupportable !

Quant à mon collègue, je le juge injustement, parce qu'au fond, nous nous entendons bien. A mon arrivée, il y a deux mois, Laurent s'est occupé de me former au fonctionnement du service. Son humour et sa perception des gens m'ont vite apprivoisée et une bonne complicité est née entre nous.

A midi trente pétante, une de nos collègue nous rejoint pour me remplacer le temps du déjeuner.

Je file rejoindre Julia et les autres manips au self. Je retrouve avec plaisir le groupe devant l'ascenseur. J'attendais ce moment de répit, pendant lequel le poids de ma journée devait s'alléger. Mais ça, c'était avant que la douleur ne m'oblige à rester prostrée contre le mur !

Le coupable poursuit sa réprimande au téléphone. Il daigne quand-même se retourner. Ses yeux furieux s'arrondissent instantanément. Rien ne sort de sa bouche. Les muscles de ma mâchoire cessent toute contraction et laissent ma mandibule pendre misérablement, telle une balançoire délaissée. Il me fait un clin d'œil, je vire à l'écarlate. Toute ma colère s'évapore, alors qu'il reprend son chemin.

Figée, j'essaie de reluquer son corps clairement dévalorisé par la tenue hospitalière. Il jette un dernier coup d'œil avant de tourner dans le couloir, son visage éclairé d'un sourire espiègle.

« Ça va ?» s'offusque Julia. « Autant son pote est cool, mais lui, c'est vraiment un super méga connard ! »

« Tout ça parce qu'il a une belle gueule, même pas foutu de s'excuser ! » lance Carole, une autre manipulatrice.

Elle se tourne vers Julia, les sourcils froncés. « Mais j'y pense. T'es pas sortie avec son acolyte ? Tu sais là... le petit infirmier brun, toujours souriant ? »

Julia hoche la tête pour confirmer toute jubilante. « Oh, oui ! Je sais ! Nicolas, le danseur de salsa !!! »

Carole poursuit sa réflexion « Veinarde ! Faut reconnaitre qu'ils sont pas mal tous les deux ! A bien y réfléchir, je ne sais pas lequel je préfèrerais....Hum ! »

Julia en rajoute une couche. « Te connaissant, imagine-toi avec les deux ensemble Carole ! Mais tu peux aussi demander à Anna, elle le connait bien me semble-t-il !»

« Ah ouais, putain ! Tu perds pas de temps la nouvelle !» grogne-t-elle, nettement moins rêveuse.

« On est sorti une ou deux fois ensemble » Mal à l'aise, je me sens obligée de justifier. « Tu sais, je faisais beaucoup de danse avant, et quand Julia m'a emmené dans cette boîte latino, ça a été un vrai bonheur de trouver un partenaire à mon niveau. Je veux dire, lui comme moi, on a été classé en danse sportive. Ce n'est pas courant et ça nous a rapprochés ! »

Calmée par ma réponse, elle récupère un ton plus aimable mais sans conviction.

« C'est sûr que si vous avez des points communs alors... »

Au moins, mon émoi est passé inaperçu !

Je reprends : ma journée est officiellement merveilleuse ! C'est lui ! Le mec qui hante chaque minute de ma pauvre existence depuis dix jours.

Les images de cette nuit de dingue me reviennent sans aucune censure. Son regard gris-bleu m'a immédiatement subjuguée. Je me suis assujettie de mon plein gré.

Je sens encore ses doigts, qui glissent entre les miens, pour guider mes mains sur mon corps devant la glace. Ses lèvres si douces, puis ce baiser exigent, torride. La détermination ancrée dans chacun de ses gestes, la chaleur de son corps désirant le mien. La vivacité de toutes ces sensations me déstabilise. J'ai l'impression de les transpirer ou bien elles apparaissent en filigrane sur ma peau ? Non ? Personne n'y prête attention.

La douleur de mon pied tombe aux oubliettes, alors que le souvenir de son odeur me revient. Le même qu'aujourd'hui, la sueur en moins. Oh mon Dieu, j'y pense déjà tous les soirs ! Ça ne s'arrêtera donc jamais ? Comment vais-je me concentrer cette après-midi ? J'espère qu'on aura que des thons ou des gens âgés, ce qui m'évitera les points de comparaison !

En sortant de l'hôpital, je rejoins Julia au sport. Célibataire, elle enchaîne les activités et les relations en pointillé totalement assumées. C'est, dit-elle, pour éviter de se morfondre sur sa solitude. « J'ai la chance d'être en bonne santé et de vivre près de Paris. Je ne vais pas attendre le bon pour m'éclater. Imagine que je ne le croise que dans deux ou trois vies ! J'en aurais du temps à patienter ! »

Oui, Julia adhère à cette philosophie bouddhiste, qui nous octroie plusieurs vies pour franchir des étapes. Elle a peut-être raison, chacun a un chemin à parcourir. Par contre, je me demande si la dotation d'embûches par âme est vraiment égale, quel que soit le nombre de vies alloué.

Bref, Julia m'a embarqué dans sa boulimie de vie et catalyse ma seule résolution : Lâcher la bride !


Tant que je pourrai t'aimer (en cours)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant