JulienMon deuxième portable vibre. Je m'enfonce un peu plus dans mon fauteuil. Le salon est calme, comme d'habitude. Chacun maîtrise sa voix. Il faut rester dans la tonalité feutrée. Pas d'effusion. Jamais !
Je voudrais lire le message. Je ne devrais pas, ce n'est ni le lieu, ni le moment. J'aurais dû le laisser dans ma caisse.
Tout comme j'aurais dû rouler ce putain de joint à la place de ce con de Mathieu. Il l'a encore trop chargé. C'est mon frère aîné de cinq ans, et il s'amuse toujours autant de me voir défoncé au milieu de ces peigne-culs. Je ris comme un con, j'ai soif. J'ai descendu la bouteille d'eau à moi tout seul. Et même pas d'alcool pour m'enfoncer un peu plus !
Nouvelle vibration. Mes doigts me démangent. Ce téléphone est dédié à mes contacts extra-familiaux. Laquelle m'attend baveuse comme une limace ? Je me marre tout seul de ma connerie.
Lydie ? La jolie blonde, qui tenait soi-disant trop bien l'alcool. A tel point, que j'ai attendu qu'elle ait fini de dégueuler pour la sauter en levrette. Je ne voulais pas avoir de haut le cœur.
Les deux jumelles... avec Nico. Soirée inoubliable ! Leur plaisir était proportionnel à l'obscénité de nos propos. Je n'ai jamais tant insulté de gonzesses, et qui plus est sur leur demande ! Quelles salopes ces deux-là ! Le plan cul le plus drôle que j'ai fait !
Mon frère me jette un regard mi-amusé, mi-interrogateur. Il reconnait ma sonnerie. Nous avons la même, pour le même type de relation. Cette astuce nous a déjà sauvé la mise à plusieurs reprises.
J'esquive son attention et considère les autres convives.
Mon père, Georges Brichet, est un brillant avocat fiscaliste international. Il dirige d'une poigne de fer son cabinet. Il assiste des banques et des particuliers lors d'opérations transfrontalières. Pour moi, c'est le roi de l'arrangement financier.
Il discute avec la famille Duchaussois, père, mère et leur fille Caroline, investisseurs et pharmaciens. Leur projet porte sur le développement d'un laboratoire de recherche privé sur le plateau de Saclay. Caro en prendrait la direction. Ses parents feraient tout pour assouvir sa lubie carriériste. Ils aimeraient ma participation plus active, notamment financière, pour asseoir une caution médicale supplémentaire.
Ma mère, Liliane, conseille ma sœur Virginie sur son dernier contrat de décoration intérieure pour un hôtel de luxe parisien. Comme d'habitude ma sœur feint de découvrir des solutions au milieu de son discours politique, alors qu'elle n'y connait rien.
Ma mère ne se sent concernée que par les relations publiques. Elle gère d'ailleurs la communication du cabinet de mon père. Rectification : de mon père et de mon frère, qui vient d'intégrer le groupe d'associés.
Oui, il a suivi le chemin tracé, comme un agneau. Il s'est même marié à Béatrice, la cousine insipide et toujours absente de Caro.
Moi je suis le vilain petit canard, qui ose travailler dans le public. C'était mon acte de rébellion.
Enfant, j'avais un don pour le graphisme. De mémoire, je reproduisais parfaitement un visage vu plusieurs jours avant. J'ai toujours aimé dessiner les êtres vivants, hommes ou animaux.
Et puis sont apparues les femmes, un bijou de la nature ! J'en ai esquissées de nombreuses. Plus je grandissais, plus leurs vêtements raccourcissaient jusqu'à leur absence totale. Leurs positions aussi ont pris en maturité...
Ce jour de mes quatorze ans, ma mère les a trouvées. Elle m'a giflé. Je n'ai pas compris. Mon frère n'a jamais reçu pareil coup pour avoir maté des pornos beaucoup moins esthétiques ! Elle a hurlé ma soi-disant perversité.
Mon père, présent pour une fois, est entré dans ma chambre.
Il hurlait. « Qu'est-ce que tu as encore fait à ta mère ? »
Elle lui a montré mes œuvres. Je le revois encore surpris devant mes portraits. Il m'a regardé, puis elle.
Sa sollicitude envers sa Liliane avait pris le pas sur mon talent. Il a pris mes blocs et mon crayon de graphite sous le bras avant de sortir.
« Ne refais plus jamais ça ! »
Quoi ? Enerver ma mère ou dessiner des femmes à poil ? Avec du recul, il devait penser à sa femme.
J'ai couru jusqu'à lui, jusqu'à la cheminée déjà crépitante ...mes rêves consumés par le feu. Je me suis agenouillé. J'ai pleuré.
Mon père a posé sa main sur mon épaule, pour me sermonner.
« Ce n'est pas une vie de dessiner, aussi belles soient tes créations ! »
Je sanglotais « Mais toi, tu en as pleins des tableaux, qui coûtent une blinde dans ton cabinet ! Tu les fais vivre les artistes ! »
Il a continué. Implacable. « Il vaut mieux être du côté de ceux qui les achètent. Et puis, ces dessins... tu profanes ton éducation. Ta mère ne peut pas le supporter. Tu vas te ressaisir. J'ai une place qui t'attend à la fin de tes études. Tu pourras t'offrir autant de toiles que tu veux.»
Il m'est arrivé de redessiner pour les cours de médecine. Mais, plus par pulsion. J'ai laissé mes rêves s'étouffer sans oxygène dans un bunker scellé,. J'ai suicidé toutes les étoiles, qui me faisaient vibrer. Je vivais d'utopies, d'émotions. Je voulais faire le tour du monde. Dessiner la vie. Dessiner les femmes.
Mes parents et leur monde à eux ont eu raison de moi. Ils m'ont façonné dans leur normalité, tuant au passage cette émotivité. Je conserve juste une soupape d'ivresse féminine régulière. J'ai mes plans culs. Bien plus pervers que mes dessins...
J'ai fait médecine, pour ne pas m'engager dans la finance. Mais comme ma mère l'a si justement pointé du doigt "médecin urgentiste, ce n'est pas neurochirurgien !" Quelle perspicacité cette maman ! Et oui je gagne nettement moins !
Je me lève pour aller pisser et surtout lire un message divertissant...
« Détresse vitale. Besoin urgent de m'envoyer en l'air. Dans tes cordes ? »
Putain de bordel ! C'est elle ! Elle a des couilles, ma Brunette ! Ou bien elle est torchée...
Je réprime mon sourire en revenant.
Je ne peux pas y aller. On doit tous partir demain matin en Allemagne pour rencontrer les dirigeants du Laboratoire Européen de Biologie Moléculaire. Les Duchaussois ne font pas les choses à moitié ! S'inspirer d'un des laboratoires de recherche les plus productifs au monde. Caroline n'a pas de prix !
Je me rassois et les scrute tour à tour. Qu'est-ce que j'en ai à foutre de ce projet ? Ce n'est pas le mien. Il ne me correspond pas. J'aime le lien, pas l'isolement au fond d'un labo.
Son message est une fissure dans le bunker. De l'oxygène est rentré. Je sens un bourgeon d'envie renaître au creux de mon ventre. Je la croyais morte. Mes mains sont moites. Mes doigts s'agitent. Le stress extirpe ma conscience de mon corps. Qu'est-ce que je fais là ? Je me lève.
« Veuillez m'excuser. Une urgence vitale. Ils manquent de monde à l'hôpital. C'est le problème du public, vous savez... toujours en sous-effectif ! Je prendrai un autre avion demain ! »
Mon frère retient difficilement son rire. Il sait. Nous avons la même vie.
Je viens de signer l'arrêt de mort de la mienne...
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Tant que je pourrai t'aimer (en cours)
RomanceSa vie casanière d'avant, Anna veut mettre une croix dessus. Cette fois, plus personne ne décidera pour elle. Elle change d'hôpital, d'appartement. Sa résolution première : lâcher la bride et rattraper le temps perdu. Elle croise alors la route de J...