De la pitié à l'angoisse

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Anna

Samedi, je sonne chez ma sœur Clara à midi pétante. Je sais par expérience, que son copain, Vincent, est un tantinet tatillon sur les horaires.

Oui, je me suis pointée une fois avec quarante minutes de retard pour un repas, et j'en entends encore parler...

Même pas trente ans et déjà tellement chiant !

Il est conducteur de train et autant dire que je le considère comme un wagon : suiveur et coincé entre ses propres rails ! Pourtant dans le couple, c'est lui la locomotive ! Clara se plie systématiquement à son avis.

Quand j'ai quitté Rodolphe, j'ai appelé ma sœur, mon aînée de huit ans. Je ne savais plus où aller, ni vers qui me tourner. Il fallait que je m'éloigne au plus vite de cet enfoiré, temps que j'étais dans l'action. Me protéger avant de sombrer. Ils étaient ma seule porte de sortie.

Dans sa grande bonté, Vincent m'a tolérée quinze jours chez eux. Soit disant le temps de me retourner. Clara n'a rien dit et pourtant elle connaissait ma situation. Elle qui panique à chaque fois qu'une difficulté financière se profile, elle m'a abandonnée à mon propre sort ! Elle ne l'a jamais avoué, mais je mettrais ma main à couper, qu'elle reste avec cet abruti pour son propre confort.

Clara n'aimait pas Rodolphe, parce qu'il me détournait de moi-même. Il m'avait effectivement délestée de ma propre vie, pour me mouler à la sienne. Par contre, Clara s'était bien accordée à son discours pour me pousser à faire des études de manipulatrice radio. Mes parents en avaient rajouté une couche...

D'ailleurs je ne pouvais pas les appeler suite à ma rupture.

Mon père nous a toujours inculquées qu'une fois nos études finies, il ne pourrait plus subvenir à nos dépenses. Qu'il en aurait terminé avec son rôle de père. Il était déjà assez fatigué par son travail à l'usine.

Quant à ma mère, aide-soignante dans une clinique, elle a réussi à nous imprégner de cette idée qu'un enfant se résume à une somme de dépenses.

Ils nous aiment à leur façon. Lorsqu'ils nous offrent un cadeau, il faut juste comprendre « je t'aime ». Peut-être pour cela qu'ils sont si rares...

Avec cette mentalité, je soupçonnais déjà leur réaction, si je leur expliquais ma situation de future SDF. Ils auraient fait l'autruche. Il valait mieux que j'agisse sans eux, pour éviter de dilapider mon énergie et mon temps. Ils n'auraient jamais compris et m'en auraient voulu à coup sûr d'avoir perdu la poule aux œufs d'or.

Après cet épisode, et quelques nuits à l'hôtel, ma collègue de l'époque, Noëlie, m'a hébergée cinq mois... Je ne la remercierai jamais assez. Elle est devenue ma sœur, celle du cœur. Parfois, certaines âmes sont plus prévenantes que celles-là même qui nous ont donné la vie.

Grâce à son soutien, j'ai changé d'hôpital pour m'éloigner de mon ancien monde. Je n'y trouvais plus ma place. Par chance, j'ai déniché rapidement un appartement au loyer modéré et pratique d'accès pour aller bosser.

Vincent m'ouvre. Je lui colle mon téléphone sous les yeux et attaque d'emblée.

« Salut Vince ! Tu as vu : il est exactement midi ! Je suis à l'heure cette fois ! »

« Hé bravo, tu vois avec un peu de maturité, tout arrive ! Comme pour tes études ! La danse, tu n'aurais pas réussi, kiné c'était trop dur, mais manip c'est bien pour toi ! »

Il me répond vexé par mon arrivée tonitruante. Ses mots ne m'atteignent plus.

Le pire, c'est qu'il m'a l'air convaincu par ses propres mots ! Quel empaffé !Mieux vaut ne pas répondre, ça risque de partir trop loin et je ne veux pas me brouiller avec ma sœur.

Je lui balance presque la bouteille de vin que j'ai ramené, et file voir Clara.

Même si elle m'a mise de côté, je ressens plus de peine pour elle que pour moi. J'ai honte, mais ce que je ressens pour ma propre sœur, c'est... de la pitié. J'en ai bien peur !

Cette épreuve m'a endurcie. J'ai pris confiance quant à ma capacité à m'assumer. Je sais que je peux vivre et même m'amuser avec peu de moyens. Mais elle, elle stagne, incapable de lâcher ce pauvre type pour quelques euros !

Je vois bien que ses traits sont tirés. Je me prends à rêver... Et si elle le larguait ! Elle va bientôt passer responsable régionale d'une chaîne de prêt-à-porter. Elle pourrait se prendre un petit appart avec son augmentation de salaire !

Il sera forcément moins grand, moins bien situé, mais au moins Vince nous foutra la paix !

Je la regarde et m'interroge. Et moi, pour quelles raisons sacrifierai-je ma liberté ?

La réponse est limpide. Je ne m'aliénerai pas à un connard pour mon confort ! Oui, je viens de le prouver, à tout le monde et à moi-même en quittant Rodolphe !

Cette révélation me fait un bien fou. Ça m'apaise de savoir, que je peux me faire confiance.

Que je ne suis ni comme ma sœur, ni comme ma mère !

Julien s'installe dans mes pensées. Est-ce en lien avec l'idée du connard ou celle de l'aliénation ? Ou le sacrifice de la liberté ?

Bon peut-être pour un peu d'attention, un tout petit câlin. Enfin, rien qui ne m'en coûte de trop. Ou pour quelques papillons au creux de mon ventre. Comme ceux qui s'éveillent lorsqu'il me regarde, moi seule. Quand il me taquine, quand ses mains m'empoignent, quand...quand il me baise fort. Cette idée me fait rougir.

Je n'avais jamais éprouvé tant de sensations, ni ce sentiment troublant qui infiltre toutes mes cellules.

De l'amour ? Non quand-même pas ! Faut pas exagérer non plus !

Ma sœur me rapatrie dans notre monde avec ses questions sur mon nouveau boulot. Vincent reste distant pendant le repas, quand il n'est pas hautain.

Il se lève à la fin du plat de résistance pour nous saluer.

« Bon, je passe voir mon frère. A plus Anna§ A ce soir chérie ! »

Beurk ! Il se barre en plein milieu du repas et elle ne dit rien ! Même si son départ me convient, c'est vraiment un gros con ! Je ne trouve pas d'autre qualificatif !

Dès que la porte se referme, Clara se met à trembler. Les muscles de son visage se crispent encore plus.

Alors qu'elle débarrasse les assiettes. Je les lui prends doucement des mains. Elle ne bronche pas et s'affale sur sa chaise.

« Clara ! Dis-moi ! Qu'est-ce qui se passe ? »

Les vannes de ses pleurs sont ouvertes et elle libère un peu de la souffrance qu'elle contient. Merde ! Qu'est-ce qu'elle a ? Si c'est à cause de cet abruti, je le défonce, toute fine que je suis !

Une douleur poignante m'enserre la poitrine. Son stress m'angoisse.

« Oh Anna ! C'est l'horreur ! Ca ne pouvait pas être pire ! »

« Quoi ? Mais dis-moi putain ! » J'hurle.

Elle se relève difficilement. Elle se dirige vers son sac à main d'où elle sort une pochette bien remplie.

« Tu comprendras toi-même ! » me lâche-t-elle dépitée.


Tant que je pourrai t'aimer (en cours)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant