105 - Prévoir

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Ils avaient finalement décidé de faire du tourisme en Bourgogne, le temps sur les Alpes étant trop instables, ce qui limiterait les points de vue, principal attrait du parcours. Ils avaient fait la liste des sites qu'ils voulaient voir, sans réserver d'hôtel si ce n'est le premier soir, pour se laisser une totale liberté au cours du voyage. François avait acheté des chaussures montantes et emprunté un blouson, des gants et un casque à un de ses collègues. Il dut décrire précisément son équipement au téléphone pour le faire valider par Tamara qui ne plaisantait pas avec la sécurité. Elle avait fait la liste de tout ce qu'ils devaient emporter, imaginant divers scénario et éventuels imprévus qu'ils pourraient rencontrer.

— Mais tu prévois tout comme ça ? demanda François au cours d'un de leurs appels.

— Je déteste l'idée qu'il puisse me manquer un objet qu'il était prévisible d'avoir besoin.

— On ne va pas dans un endroit désert, on peut toujours acheter ce qu'on a oublié.

— Pas en pleine nuit, pas si tu t'es vautré dans un ravin, pas si tu t'es fait voler ta carte bleue et que tu n'as pas prévu de solution de rechange.

— Tu as si peur qu'il nous arrive quelque chose ?

— Peur, non. Je ne suis pas angoissée. Mais cela m'agace de me retrouver à court dans une situation que j'aurais facilement pu anticiper.

— T'as toujours été comme ça ? s'étonna François que ne se rappelait pas ce trait chez son amie.

Il y eut un petit silence avant qu'elle ne réponde :

— En fait, non. Quand j'étais jeune, j'étais assez insouciante. Mais ensuite, je me suis lancée dans des activités qui ne permettaient pas l'amateurisme.

François ressentit ce léger vertige qui était devenu familier depuis que Tamara et lui parlaient sans tabou de la première période où ils sortaient ensemble. Malgré lui, François comparait toujours la Tamara actuelle à la jeune fille qu'il croyait connaitre, sans prendre en compte ce qu'il avait deviné chez la cambrioleuse qu'il tentait d'arrêter. Il savait pertinemment qu'elles étaient la même personne, et que c'était d'avoir trop compartimenté sa vie à l'époque qui l'avait empêché de comprendre plus tôt que quelque chose ne tournait pas rond dans sa relation avec sa petite amie. Mais sa tendance à oublier sa seconde personnalité perdurait, même si régulièrement il réalisait, comme à ce moment présent, que cela lui donnait des clés pour comprendre la femme qu'elle était aujourd'hui.

— D'accord, convint-il. C'est vrai que j'étais toujours épaté quand j'analysais vos cambriolages par la manière dont tout avait été prévu, même ce que vous ne pouviez pas savoir. Cela dit, d'après les vidéos de surveillance que j'ai vues, tu te débrouilles aussi très bien pour improviser et prendre rapidement des décisions en fonction de la situation.

— Comme je te l'ai dit, c'est plus une question de fierté que de peur de ne pas m'en sortir.

— Fierté professionnelle ? la taquina François.

— Si tu veux.

François sentait qu'elle n'aimait pas trop ce genre de plaisanterie, mais il avait besoin de dédramatiser ce qu'il avait eu temps de mal à accepter durant toutes ces années.

— Mais ce n'est pas fatigant de penser à tout ? insista-t-il.

— Non, c'est comme faire des mots croisés ou des sudokus. Ça m'amuse, en fait. Mais seulement pour les situations, précisa-t-elle.

— Que veux-tu dire par là ?

— Cela ne m'amuserait pas de contrôler les gens. Je ne me laisse pas marcher sur les pieds, bien sûr, mais je n'aime pas tromper pour obtenir ce que je veux. (Il la sentit hésiter au bout du fil) J'ai détesté te mentir, conclut-elle dans un souffle.

Ce rappel et le ton qu'elle avait pris l'émurent profondément.

— Je te crois, répondit-il doucement. Je te crois et je ne t'en veux plus.

— Moi, je m'en veux encore.

— Ça ne sert à rien. Si on recommence, il faut que les compteurs soient remis à zéro. Je sais que ça a été dur pour toi, et je n'ai ni désir de vengeance, ni méfiance à ton égard. C'est pour ça qu'on a tout repris du début. Pour s'aimer pour ce qu'on est maintenant, pas pour ce qu'on a été.

Elle ne répondit pas, mais il ne s'en inquiéta pas. Lui aussi avait la gorge serrée. Finalement, elle murmura :

— À vendredi.

— À vendredi, ma belle. Dors bien.

Peine incompressibleOù les histoires vivent. Découvrez maintenant