Chapitre 10

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— Nous travaillions dans la carrière de pierres. Nous l'avions baptisée la carrière rouge, car c'était l'un des kommandos les plus meurtriers. Ce matin-là, je m'en souviens très bien, il neigeait abondamment. Nous avions terriblement froid. Épuisé, un de nos camarades a glissé en portant un énorme bloc dans les bras. La pierre, en tombant, lui a écrasé une partie de la jambe ainsi que le pied. Le pauvre diable a hurlé comme une bête. Je n'oublierai jamais ce hurlement ni l'horreur dans son regard.

— Monsieur Leroux, nous comprenons votre émotion ainsi que la difficulté pour vous d'être là aujourd'hui. Lorsque vous évoquez l'horreur dans le regard de cet homme, voulez-vous dire qu'au-delà de la vision de l'accident et de la souffrance, il y avait autre chose qui pouvait provoquer une telle impression ?

Paroles creuses, pensa-t-il en écoutant l'avocat général. Il se comporte en fin connaisseur de l'âme alors qu'il devait encore porter des culottes courtes à l'époque des faits. Comment pouvait-on ainsi berner les esprits en faisant étalage de faux sentiments ? Il était médusé.

— Oui, répondit catégoriquement le témoin. Il savait ce qui allait lui arriver.

— Continuez, Monsieur Leroux.

— Ensuite, les gardiens lui ont donné des coups pour l'obliger à se relever et avancer. Mais il en était bien incapable. Alors, l'un des gardiens est allé voir le responsable du groupe de travail. Ils ont discuté ensemble, mais je ne pouvais pas entendre ce qui se disait.

— Monsieur Leroux, le responsable en question, était-ce l'homme assis actuellement dans le box des accusés ?

— Oui. Après, le gardien est revenu près du blessé. Il a sorti son révolver et lui a tiré froidement une balle dans la tête.

— A-t-il agi de son plein gré ?

— Non. Il en avait reçu l'ordre.

— Nous vous remercions pour ce témoignage, Monsieur Leroux. Souhaitez-vous ajouter quelque chose ?

— Oui, dit-il en redressant enfin la tête. Cela se produisait souvent.

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Ils avaient travaillé sans trêve jusqu'au moment où la lumière du jour s'était avérée insuffisante pour éclairer le fond de la fosse.

Au moyen de deux lampes à acétylène, ils avaient néanmoins poursuivi au-delà des limites de l'endurance. Conscients qu'ils seraient incapables de continuer plus tard, ou même jamais, s'ils s'arrêtaient maintenant.

Entourée d'ombres animées par la douce lumière chaude de la flamme, l'esprit accablé d'Adèle avait imaginé un ballet fantomatique dont les danseurs riaient en silence de ses efforts. Et tandis que les étoiles s'allumaient l'une après l'autre sous la voûte de la nuit claire, elle avait senti une chape glacée l'enserrer implacablement sous ses vêtements trempés de sueur. Les mains écorchées et les membres tétanisés par l'effort avaient ajouté à un sentiment d'abattement progressif.

Après son extravagante intervention, son père avait disparu dans la maison pendant plus de deux heures. Puis, il était revenu, pour leur apporter de l'eau. À plusieurs reprises. Comme si rien ne s'était passé. Son visage avait gardé toutefois l'empreinte d'une profonde contrariété.

Sa fierté avait sans doute été écorchée par son impuissance à leur venir physiquement en aide. Renforçant du même coup ses déconvenues, quelle que soit leur nature. Pour autant, cela ne suffisait pas à expliquer son attitude étrange.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant