Chapitre 1

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Cour d'assises de Paris, 11 octobre 1965.

— Est-ce que je pourrai avoir un verre d'eau ?

Le temps que l'on traduise sa demande et un factionnaire disparut par la petite porte derrière lui ; par là même où on l'avait fait entrer plus tôt, menotté et encadré par deux gendarmes.

Juste en face, il chercha des yeux sa fille sur le banc de la défense.

Il mourait d'envie de lui adresser un petit signe, tout en sachant que cela était impossible.

Tout comme ces derniers jours, dans l'isolement de sa cellule, quand il songeait à ce qu'il aurait aimé faire ou dire avec elle. Mais, il savait probablement mieux que personne, pour ne pas dire qu'il ressentait, l'irréversibilité du temps perdu.

Le président intervint : la cour allait procéder au rappel des faits, ainsi qu'à la présentation des éléments à charge et à décharge.

Il ajusta l'oreillette par laquelle lui parvenaient, dans un contraste saisissant, les paroles du magistrat par l'intermédiaire d'une voix féminine pleine de fraîcheur. En d'autres circonstances, cela l'aurait sûrement amusé.

Sur un mode volontairement impersonnel qui ne rendait pas toute la gravité des propos, il écouta l'exposition des faits qu'il avait déjà entendue dans une audience préliminaire avec le juge.

— C'est en vertu de cette complicité, conclut ce dernier, que l'accusé comparait aujourd'hui devant cette cour, sous les chefs d'inculpation suivants : association de malfaiteurs et assassinats.

28 avril 1948

Comme tous les matins depuis la fonte des dernières neiges, à l'heure où la nuit pâlit, Paul conduisait son vieil étalon dans le pré de fauche derrière la maison.

Son père avait un jour baptisé le cheval du nom d'un maréchal d'Empire : le maréchal Lannes. En vertu de sa bravoure et de sa loyauté. Il se plaisait à dire que sans lui, le jeune Bonaparte ne serait jamais ressorti du bourbier d'Arcole et, plus tard, ne serait peut-être pas revenu d'Austerlitz. Le père de Paul était lui-même ancien artilleur durant la Grande Guerre et fait deux fois prisonniers : à Cumières en Lorraine et Craonne en Picardie. Il avait réussi à échapper dans les deux cas à l'ennemi. La seconde fois avec la complicité du cheval grâce auquel il avait pu s'évader d'un camp de prisonniers et qu'il avait lui aussi délivré, par la même occasion, des Allemands. Ils étaient rentrés ensemble du front. Un éclat d'obus dans la poitrine avait emporté le père de Paul quelques mois plus tard. Restait le cheval.

Malgré son âge avancé, l'Ardennais, un rouan de pure race, faisait encore forte impression. L'encolure épaisse, le poitrail profond et les épaules robustes évoquaient les rudes travaux de trait pour lesquels il avait si longtemps œuvré. Mais cette apparence fruste dissimulait un tempérament tranquille qui se lisait dans ses gros yeux doux et la manière nonchalante qu'il mettait au pas.

Au début, Paul trouvait le choix de son père complètement ridicule. Pour sa part, il n'aurait pas aimé voir son nom attaché à une bête de somme.

Depuis sa disparition, toutefois, il ne pensait plus de la même façon. Et comme son père, il partageait désormais de longs moments, chaque matin, en compagnie de l'animal. Ce qui donnait souvent lieu à des scènes insolites. Par exemple, lorsque de bouche à oreille, l'homme et la bête semblaient échanger des confidences que seuls des rapports de respect et de complicité avaient pu faire naître à la longue.

En quelque sorte, la présence de Maréchal, qu'il convenait d'appeler ainsi, entretenait un lien invisible entre Paul et son père. Ce dernier n'avait jamais été très bavard et se montrait peu enclin aux gestes d'affection. Ce qui n'avait pas empêché Paul, à travers la crainte qu'il lui inspirait parfois, de l'aimer et de l'admirer avec autant de discrétion que de sincérité. Cependant, il ne comprenait pas toujours lorsque son père passait plus de temps avec le cheval qu'avec lui, en le caressant et en lui parlant doucement comme s'il eut été un autre enfant plus méritant. Il avait d'abord ressenti une profonde injustice qui se transforma vite en jalousie. Ce n'est qu'en grandissant, et avec lui sa compréhension du caractère des hommes et de son père en particulier, qu'il comprit sa méprise à propos du lien affectif qui l'unissait à l'animal. Cette bête lui avait certainement sauvé la vie. Et ils avaient en partage de nombreuses épreuves dont lui, Paul, ne pouvait se faire qu'une vague idée. Pouvait-il alors reprocher à son père des sentiments qu'il était incapable d'apprécier ? La vérité c'est qu'il voulait son père pour lui tout seul. Surtout depuis le départ de sa mère.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant