Chapitre 11

33 5 4
                                    

C'était la première fois qu'il voyait et entendait plaider sa fille. Non seulement elle était belle, magnifiée dans sa longue toge noire, mais aussi brillante. Il lui semblait découvrir une nouvelle facette d'elle jusqu'alors ignorée qui le rendait plus fier encore.

- Monsieur Leroux, vous souvenez-vous de la distance qui séparait la carrière du camp ?

- Il y avait à peu près deux kilomètres.

- De quelle manière les prisonniers parcouraient-ils cette longue distance ?

- À pied, bien sûr, s'exclama le témoin visiblement indigné par la question. Qui plus est, plusieurs fois par jour.

- Plusieurs fois par jour ?

- Eh bien, oui. Les pierres, fallait les porter jusqu'au camp. C'étaient pas les boches qui faisaient le sale boulot.

- Ne vous énervez pas, Monsieur Leroux. Si je comprends bien, le travail était déjà terriblement épuisant pour un homme valide, n'est-ce pas ?

- Oui, au-delà de tout ce que vous pouvez imaginer. Au-delà même des forces humaines.

- Très bien, alors envisageons un seul instant que le pauvre malheureux dont vous parliez tout à l'heure ait tout de même pu, au prix d'un effort surhumain, se relever et porter sa charge jusqu'au camp. Est-ce déraisonnable de penser que cela aurait été dans d'abominables souffrances qui se seraient fatalement terminées dans une lente agonie ou par une exécution ?

Le témoin hésitait à répondre, cherchant manifestement à dénicher un piège dans la question.

- Monsieur Leroux ?

- Non, en effet.

- Dans ces conditions monsieur Leroux, vous qui avez été témoin de l'horreur et de ses absurdités, que qualifierez-vous de plus barbare ? Le fait d'avoir mis fin aux tourments de cet homme ou de les prolonger pour le seul plaisir de le voir souffrir ?

Une vague de protestations accueillit la question.

Imperturbable, sa fille attendit la réponse du témoin qui se faisait attendre.

- Je ne sais pas.

- Au contraire, monsieur Leroux. Je pense que vous savez. Et, croyez-le ou non, je vous comprends. Toutes les vérités ne sont ni faciles ni belles à dire.


                                       ****************


Le presbytère où logeait le père Étienne se résumait à une chambre sans commodité ni cuisine, située dans l'ombre de l'église paroissiale. La contiguïté de l'édifice l'obligeait à garder constamment la lumière, même en plein jour. En outre, pour signaler sa présence, il avait l'habitude de laisser une petite bougie allumée sur le rebord de sa fenêtre.

Malgré l'absence de ce signal, Paul voulut en avoir le cœur net. Il frappa plusieurs coups à la porte. Avec pour seul écho, le silence.

En désespoir de cause, il remonta jusqu'au parvis de l'église gothique dédiée à saint Jean Baptiste, autrefois simple chapelle abritant une précieuse toile du rosaire. Ce dont il se serait passé, afin de ne pas attirer davantage l'attention. Car, pure illusion ou non, il avait la désagréable impression d'être épié. Derrière chaque volet entrebâillé ou dans l'ombre de la moindre ruelle, il lui semblait qu'un visage se dissimulait.

Il poussa la lourde porte en chêne massif de l'église. L'intérieur était plongé dans une obscurité quasi totale. Seuls quelques pinceaux de lumière tombaient depuis les emplacements des vitraux, endommagés pendant les combats et qu'une simple planche perméable obstruait provisoirement. L'air était d'un froid minéral, imprégné d'une essence intemporelle et mystérieuse qu'exhalaient les lieux.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant