Chapitre 6

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S'il se rappelait les conditions de son arrestation ?

La question du président manqua de le surprendre.

Comment aurait-il pu oublier ?

Pourtant, aux heures les plus sombres, en proie au plus profond des désespoirs, il avait souvent souhaité perdre la mémoire. Mais à chaque fois, il arrivait à la conclusion qu'il ne pouvait pas lui échapper. Pour la simple raison qu'il n'était rien d'autre qu'une incarnation de cette mémoire. Aux yeux du monde et de lui-même, Carl Büchner avait cessé d'être un homme pour devenir une entité évocatrice du passé, prisonnière d'une figure monstrueuse.

Et tant qu'il ne se serait pas mis en règle avec ce passé, il ne pourrait jamais espérer être autre chose.

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Ce n'était pas le bon moment pour partir.

Voilà ce que lui, Paul, avait dit au petit matin après une nouvelle nuit passée dans la grange à l'endroit même de son agression. Une nuit semblable à la première, partagée entre un court temps de sommeil sans rêves tenant plus de l'abrutissement et le reste du temps à veiller.

Pourquoi avait-il dit cela au moment où Adèle et son père, le sac de nouveau sur le dos, s'apprêtaient à le quitter ? Sans doute pour les mêmes raisons qui l'avaient poussé, hier, à partir à leur recherche.

Tout le village devait maintenant savoir que quelqu'un habitait chez lui. Le comportement d'Émilien ne laissait aucun doute sur le fait qu'il avait été témoin de quelque chose. Et vu les termes dans lesquels ils s'étaient séparés, le garde champêtre n'avait certainement pas raté l'occasion d'en rajouter.

De plus, avec cette histoire de meurtre, ce ne serait pas bien prudent de se balader seuls dans la montagne. Qui plus est dans l'état du père d'Adèle.

Émilien était un fanfaron, mais pas un imbécile. S'il disposait réellement de preuves sérieuses, il y a longtemps que la gendarmerie d'Isola aurait débarqué. Autrement, il n'aurait pas pris le risque de se ridiculiser.

Mieux valait attendre que les choses se calment un peu.

Paul venait d'expliquer tout cela à Adèle avec un calme dont il fut le premier et peut-être l'unique étonné. L'affaire était grave et il était, à présent, fortement impliqué. Et malgré cette conviction profonde, il se surprenait à en parler posément.

Adèle fit la traduction à son père. Ce dernier observait Paul gravement, semblant juger en quelque sorte « sur pieds » de la probable sincérité ou non des paroles rapportées.

Paul s'attendait à un échange houleux. Mais, le regard du père finit par s'infléchir. Il s'empara de la première chaise venue et s'y laissa tomber lourdement. Sur son visage subitement distendu, Paul crut lire comme un signe de rémission.

Il fallut quelques minutes à Adèle pour se persuader qu'ils ne partiraient pas encore ce matin. Elle tenait encore son sac à bout de bras et un autre sur le dos qui lui tirait horriblement sur les épaules. Son père, contrairement à ce qu'elle attendait, s'était tout de suite laissé convaincre. Elle ne savait plus s'il fallait s'en réjouir ou le regretter.

Ce qui s'était passé hier avait complètement changé sa vision des choses. Son impulsivité avait failli tuer Paul.

À l'instant où elle l'avait reconnu et avait lâché subitement la fourche, elle aurait juré qu'il était déjà trop tard. Quand elle le vit se relever, blanc comme un cadavre, mais indemne, l'émotion l'avait terrassée. Au lieu de manifester spontanément joie et soulagement, elle s'était figée, aussi dépourvue de ressort qu'une pierre.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant