Chapitre 22

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- J'ai une dernière question, déclara le président qui s'était montré plutôt discret durant les dernières séances : Monsieur Büchner, avez-vous des remords ?

La question n'était pas incongrue. Seulement, le sens était-il le même maintenant qu'à tout autre moment du procès ? Les occasions n'avaient pourtant pas manqué de la poser. Cela relevait-il d'une stratégie visant à le déstabiliser ?

Il était piégé.

Non, il n'éprouvait pas de remords. Ce qu'il avait fait, sa conscience le lui avait dicté, dans les circonstances très spéciales qui étaient celles du moment. Il ne pouvait que regretter d'avoir eu à faire ces choix. Qui pouvait vraiment le comprendre ?

Qu'attendait-on de lui ? Un aveu de complaisance ou bien ce qu'il pensait réellement ?

C'était pourtant sur ce type de questions qu'il savait qu'on allait le juger, plus que sur toutes les autres.

Oui, répondit-il sans réfléchir plus avant.

Il était piégé, depuis le début.

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Paul s'arrêta un instant à côté des vitres embuées et étoilées de givre de la classe de Mademoiselle Leblanc.

En prêtant attentivement l'oreille, il perçut les petites voix des enfants qui entonnaient à l'unisson les paroles du chant des partisans. Un mélange de voix aigues et graves. Car depuis son absence, sa collègue avait récupéré ses élèves. Aux dires de Mathieu, elle ne s'en sortait pas trop mal ; même si ce n'était pas pareil.

Qu'est-ce qui de toute façon était resté pareil ?

Il écouta encore jusqu'à sentir le gel au bout des doigts.

L'entrée de sa classe se trouvait un peu plus loin. Juste après celle de la mairie, dont il avait remis les clés et la charge, « in absentia », entre les mains pressenties de Pierre. Ce qui constituait une étape supplémentaire dans le programme d'épuration de corps et d'esprit commencé bien avant l'accident, ou devrait-il dire : avant la punition, compte tenu des circonstances.

Il passa sous les fenêtres de Mademoiselle Leblanc sans se soucier d'être reconnu. Bien au contraire, s'il était descendu jusque-là seul et dans la neige à ses risques et périls c'était dans le but de prouver qu'il était encore bien vivant. À de nombreux égards, c'était une décision impulsive et instinctive. Qu'en vérité, il avait déjà maintes fois remises. Mais le temps avait finalement eu raison des objections de bon sens lui conseillant de ne pas s'exposer à la double inclémence de l'hiver et de l'opinion publique.

La main pesant sur la poignée, il n'hésita que le temps d'un battement de cœur.

À première vue, tout était en ordre.

Pupitres, bureau, la grande armoire où il rangeait ses livres, les plumes et les crayons de couleur. Le seau à côté du poêle débordant de pépites de charbon. Jusqu'à la subtile odeur de bois et d'encre qui l'accueillait chaque matin. D'où venait alors cette étrange impression de décalage ? Comme s'il se trouvait aux portes d'un musée alors qu'il suffirait d'un geste, d'une parole, adressé à ses élèves qui chantaient à deux pas de là, pour repeupler et faire revivre cette classe. En y faisant plus attention, il finit par déceler dans l'air un relent de suie froide qui lui avait échappé de prime abord. Une émanation amère aujourd'hui difficilement perceptible, mais qui finirait par contaminer les lieux et tout recouvrir d'un linceul gris.

Il n'était pas censé reprendre les cours avant plusieurs semaines. Qui sait alors dans quel état seraient les choses ? Non seulement la classe, mais aussi sa volonté. Tant que le désir était vivace, ne devrait-il pas suivre encore une fois sa conscience ? Était-il obligé de se soumettre au règlement dès lors que le règlement s'avérait contraire au bon sens et au bien être de la communauté ?

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant