Chapitre 5

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Il s'était mis à neiger sur la colline dénudée. Une neige lourde, collante et tenace. Le ciel était obstrué par d'épais nuages couleur de plomb. Et malgré l'heure peu avancée de la matinée, il faisait aussi sombre qu'à la tombée de la nuit.

La journée, pourtant, était bien loin de s'achever. Déjà, depuis plusieurs heures, les prisonniers réduits à des ombres travaillaient dans la carrière de pierres en partie inondée et qui s'ouvrait dans le sol comme une gueule monstrueuse. En marge de l'immense trou boueux, la neige se déposait, de façon presque absurde, en fine dentelle.

Pourtant, la nuit, la neige : tout ne faisait qu'illusion. Carl en était bien conscient. Car dans ces conditions, les hommes souffraient encore plus que d'habitude. Il savait par expérience que nombre d'entre eux allaient mourir aujourd'hui. Et lui, Carl, devrait se montrer plus impitoyable.

— Monsieur Büchner, n'étiez-vous pas en train de nous expliquer le fonctionnement de cette unité de travail ?

L'interpellation le tira de ses pensées.

— C'est tout. Comme je l'ai dit, on extrayait et cassait des blocs de pierre dans une carrière proche. Les pierres étaient transportées jusqu'au camp et servaient à construire des bâtiments et des routes.

— Lorsque vous dites « on » ; vous participiez à ce travail ?

— Non.

— Monsieur Büchner, veillez à employer les bons mots dans votre langue. Notre traductrice se charge du reste.

— Vous dirigiez donc cette unité de travail ?

— Moi et d'autres prisonniers politiques, oui.

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Paul était rentré chez lui sans précipitation. Histoire de ne pas attirer trop l'attention d'Émilien et de Hugo qui prenaient tout leur temps pour s'en aller et se retournaient de temps à autre à l'improviste. Que cherchaient-ils et que savaient-ils réellement ? Dans les faits, que savait-il, lui aussi, de tout ça ? Il éprouvait ce que devaient éprouver de pauvres innocents que l'on venait brutalement arrêter chez eux en les accusant d'un crime dont ils ignoraient tout. Un sentiment de totale confusion mentale distillant par étapes de la honte, de la révolte et pouvant, chez les plus faibles, créer jusqu'à l'illusion d'une véritable culpabilité. Mais il ne se montrerait pas faible. Il n'avait, de lui-même, rien commis de répréhensible. Devant la tournure des évènements, il devenait toutefois impératif qu'il obtienne des réponses à toutes ses questions.

La maison était vide.

Il avait exploré toutes les pièces qui se résumaient à trois : la principale qui tenait lieu de cuisine et de salle à manger, la salle de bain et la chambre en dernier. Adèle et son père étaient partis.

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S'il choisissait d'en rester là, il pourrait très certainement s'en accommoder en laissant passer un peu de temps. Le temps a ce pouvoir sur l'esprit d'aplanir toute chose. Émilien et le pseudo gendarme d'Isola pourraient toujours lui demander des comptes, il dirait qu'on l'avait obligé, menacé. Il inventerait. Après tout, est-ce que les deux inconnus (car c'était bien ce qu'ils demeuraient en définitive) qu'il avait soignés, nourris et hébergés s'étaient souciés de la situation dans laquelle ils l'avaient mis ? Devait-il, à son tour, s'en soucier davantage ?

Il n'eut aucun mal à retrouver leurs traces dans la poussière du sol de l'arrière maison. Une empreinte en particulier, longue et profonde, indiquait un pas traînant. Celle d'un homme blessé. Et puis, une goutte de sang, qui aurait pu passer inaperçue pour tout autre que lui, exercé depuis son plus jeune âge à identifier les traces d'animaux de la forêt. Un peu plus loin, il y en avait une autre, suivie d'autres, agglomérées à la terre comme autant de petits cailloux noirs, jalonnant un chemin. Le chemin de la grange.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant