Chapitre 9

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L'avocat général avait pris la parole en premier. C'était un petit homme replet d'une cinquantaine d'années, d'apparence tranquille et qui parlait lentement. À vrai dire, l'opposé de l'idée qu'il se faisait d'un homme occupant sa fonction. L'apriorisme était décidément un concept dangereux. Peut-être le plus dangereux de tous.

— Monsieur Leroux, reconnaissez-vous cet homme ?

Le témoin leva craintivement la tête dans sa direction et la rabaissa aussitôt.

— Oui.

— Monsieur Leroux, vous semblez avoir peur. Vous pouvez, ici, parler sans crainte. L'accusé n'a plus le pouvoir de vous faire du mal.

Sa fille se leva brusquement de sa place.

— Objection, monsieur le président. Les paroles de monsieur l'avocat général sont de nature calomnieuse et laissent préjuger de faits qui ne sont absolument pas avérés. Elles sont en outre susceptibles d'influencer le jury. Je demande qu'elles ne soient pas enregistrées.

— Objection retenue.

— Fort bien, commenta l'avocat général sans se départir de son calme. Monsieur Leroux, voulez-vous alors nous raconter la scène affreuse à laquelle vous avez assisté lorsque vous étiez prisonnier ?

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Paul était sorti une heure plus tôt. Adèle l'avait sagement attendu pendant plus d'une heure à l'intérieur comme il le lui avait demandé. Jusqu'à finir par se dire qu'il était anormal de ne pas le voir revenir. Alors, elle s'était risquée dehors et l'avait trouvé là, assis en tailleur, pétrifié devant le vieux cheval inerte.

Le regard vitreux de Maréchal était tourné vers le ciel. En surface, on pouvait voir défiler les nuages blancs qui couraient dans les hauteurs aériennes, mais le bleu céleste n'arrivait pas à percer les profondeurs de l'œil enténébré.

La bête reposait sur le flanc, sur un tapis d'herbe humide, enveloppée des haillons d'une brume grisâtre.

Adèle se tenait assez proche de Paul pour poser une main sur son épaule. Signe qu'elle comprenait sa douleur sans pour autant être capable de la partager. Car, quand bien même une foule immense l'aurait entouré pour lui témoigner son affection, il n'en aurait pas été pour autant moins seul. L'expérience de la solitude se faisait dans les épreuves. Elle avait beau être encore jeune, elle en savait quelque chose.

Elle retint son geste. Elle ne trouvait rien à dire non plus. Et lui n'était peut-être même pas conscient de sa présence.

La première fois où elle avait vu la mort, elle avait quatorze ans. Jusqu'alors, le simple hasard ou bien l'intention de ceux qui l'entouraient de ne pas la soumettre à cette expérience l'avaient épargnée. Dans l'hypothèse du second cas, il s'agissait d'une grossière erreur. Au point qu'elle s'était promise de ne pas commettre la même s'il lui était donné d'avoir un jour des enfants. À quoi bon cacher ce que d'instinct l'inconscient a assimilé à l'instant même où le premier cri sort de la bouche du nouveau-né, sous le double effet de la libération et de la condamnation ? Le reste de l'existence n'était qu'une lutte incessante et sournoise contre l'inéluctable. Il fallait s'y préparer de bonne heure, sans se voiler la face et sans se cacher.

Comment peux-tu dire des choses pareilles ? Avait demandé l'oncle Hermann la première fois qu'elle lui avait tenu de tels propos, abasourdi sans doute par la témérité et la maturité de ses paroles. Justement, cela était lié à cette première expérience quelques jours plus tôt. Alors qu'elle s'était enfoncée plus loin que d'habitude dans le petit bois qui environnait la maison, afin d'y dénicher du bois mort. Recouvert d'un épais duvet de neige, l'homme semblait dormir paisiblement. Seul son visage était complètement apparent, conservé pour toujours dans une sorte de membrane translucide due au froid glacial. Ses traits ne portaient aucune trace de souffrance et rien n'indiquait qu'il ait été effectivement maltraité. Comme si la mort l'avait cueilli sans prévenir dans un moment d'inattention. Ce n'était pourtant pas du tout l'idée qu'elle s'était faite du trépas. Et elle ne se serait pas trouvée davantage effrayée devant un cadavre hideusement décomposé que devant cette scène absurde.

La jeune fille aux semelles de ventOù les histoires vivent. Découvrez maintenant