Chapitre 19

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« Cette fille, c'est comme un électron libre. Toujours en mouvement, sans limite. Sans crainte. »

Les nuits semblent infinies à ses côtés. Comme si le temps ralentissait et qu'il finissait par se figer. J'me dis que si ça arrivait vraiment, on serait bien embêtés. Enfin. Ce serait marrant un moment de voir que plus rien n'évolue et que le jour d'après n'existe pas. Mais j'estime qu'il est important de vieillir, sinon, à quoi ça sert de mourir un jour, d'avoir une date de péremption, si c'est pour toujours vivre le même refrain entêtant.

– Pourquoi est-ce qu'ils sont différents, les gens d'là-bas ?

Elle hausse les épaules et continue de marcher à côté de moi, ses chaussures dans sa main.

– Ils ont pas vraiment de cœur, au fond. Tu vois, on dirait qu'ils sont là parce que c'est ça qu'on leur a demandé. On dirait que tout ce qu'ils font, c'est parce qu'ils n'en ont pas le choix. Alors que, j'veux dire, t'as le choix d'être ami avec un tel et de détester un autre, non ?

Je hoche la tête et observe son profil qui se détache dans la nuit.

– En fait, tu sais quoi, Cal ? Tous ces gens, c'est des putains de robots. Ils ont pas de valeurs, ils savent pas ce qu'ils foutent là. Ils savent même pas qui ils sont alors que vous tous, j'sais pas trop, c'est comme si votre place était définie dans l'univers dès le départ.

Je ne répond rien. Mais parfois, je ressens la même chose. Je la regarde, cette fille magnifique, et je me dis qu'elle est faite pour être là. Par forcément à côté de moi. Mais quelque part sur cette planète.

– J'ai envie de retourner là-bas et de me venger de tout le mal qu'ils me font en m'ignorant. J'étais censée partir que physiquement, pas de leur cœur, bon sang !

– C'est inutile.

– Non vraiment, j'insiste. Je pourrais y retourner, juste leur rendre visite. Et je pourrais leur hurler dessus que personne ne se souviendra d'eux non plus et que c'est ridicule de prendre de grands airs parce que ce sont des gens d'la ville. Tu ne crois pas que ça serait cool, toi ?

Je secoue la tête et attrape sa main. Je replie mes doigts autour des siens et les pressent fort contre ma paume, savourant ce contact nouveau.

– Ce n'est vraiment pas une bonne idée, Aly. Ça ne ferait que retourner le couteau dans la plaie, et ça te ferait encore plus mal de constater qu'ils continuent de vivre sans toi.

Elle soupire et rigole doucement.

– Quoi ?

– Tu y arriveras pas, de toute façon. Tu m'retiendras pas. Je le ferai, peu importe si tu me l'interdit. Et à la fin, même si je me ramasse, ce sera pas grave. Parce que j'aurais essayé.

Je pince les lèvres et garde le silence. Nom d'un chien. Je voudrais planter mon regard dans le sien, plaquer mes mains sur ses épaules et lui faire comprendre de n'importe quelle manière possible que ce n'est qu'une ânerie de plus. Pourquoi ne saisit-elle pas qu'elle n'est pas invincible ? Pourquoi, hein, j'vous l'demande ? Pourquoi est-ce qu'elle est persuadée qu'elle pourrait écraser le monde entre ses paumes, pourquoi est-ce qu'elle se sent si grande qu'elle croit pouvoir piétiner chacun de ses ennemis ? Pourquoi est-ce qu'elle n'a pas peur, elle ? Je veux dire, ma mère m'a toujours expliquer que la peur était un réflexe normal qui nous sauvait la vie, sans quoi, nous nous laisserions écraser par une voiture ou renverser par un camion. C'est différent avec elle. Je dis pas qu'elle est suicidaire ou dépressive, je dis pas qu'elle va mal non plus, même si c'est la vérité. Je dis juste que si une voiture fonçait sur elle, elle ne bougerait même pas.

Je prend une grande inspiration et ralenti la cadence. J'ai besoin d'aplomb.

– Alyssa, j'ai une question.

– Ouais, dis-moi.

Je souffle et me tourne vers elle. On dirait qu'elle illumine la nuit. C'est fascinant.

– Pourquoi tu fous toute ta vie en l'air ?

Elle sourit doucement et hausse les épaules, nullement décontenancée.

– Je fous ma vie en l'air, mais ma vie c'est pas grand-chose au fond.

– Oui mais pourquoi ? Pourquoi tu te détruis comme ça ? Et depuis quand, hein, depuis quand est-ce que tu t'acharnes sur toi-même ? Parce que ça va finir par te tuer ça, j'te le promet.

Elle fixe le sol pendant quelques secondes avant de me sonder du regard, nullement fâchée.

– J'me suis réveillée un jour et j'me suis dit que tout ça, j'en avais rien à foutre, parce qu'au final, bah j'allais forcément mourir.

– Et tu t'es pas dis que t'allais regretter de mourir aussi jeune ?

– J'me suis dis que j'aurais pas le temps de regretter.

Sur ce, elle reprend son chemin et me laisse là, planté au milieu de la route, scotché par la violence de ses propos. Comment est-ce possible de n'en avoir rien à faire de la vie à ce point ? Dites le moi, à la fin ! Comment est-ce possible ?

Coney Island Queen ♚ - [TERMINÉE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant