8 La voix de son maitre

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Je fus bien surpris un jour ou je découvris, sur la pochette d'un vieux disque, qu'un client avait ramené de quelque brocante, la photo de l'un de mes ancêtres. Il était assis devant un phonographe et il écoutait la musique qui sortait de cette étrange machine, en penchant la tête de côté et en soulevant une oreille. C'était peut être mon grand père ou mon arrière grand père. Il avait fière allure, devait fréquenter la meilleure société. Cette découverte me mît de bonne humeur. Étant né dans la poubelle tous les fantasmes m'étaient permis concernant mon exacte filiation. En tout état de cause nous étions de la même race, une race ayant atteint une position sociale élevée et une forte notoriété. Voilà comment j'ai commencé à m'intéresser à la musique. Je veux dire la grande musique, pas celle que crachotent les antiques postes de radio, que l'on laisse allumés comme fond sonore et qu'en réalité personne n'écoute. Pour un chien la musique est une évidence. Parce que la lecture...vous savez bien que les chiens ne savent pas lire. Une fois un dresseur de chevaux a prétendu que son animal savait compter. Il a été prouvé que cela n'était pas vrai. Le cheval ne faisait que suivre l'instruction que lui donnait discrètement son maître et frappait sur le sol un nombre de fois convenu à l'avance. Je ne vais donc pas vous faire croire que je sais lire hein? En un sens c'est dommage car la lecture est une occupation de vacances assez répandue et beaucoup de clients apportent des livres auxquels je pourrais m'intéresser. Ils les laissent souvent traîner. Mais les livres sentent la poussière et me font éternuer. Je ne m'approche pas trop...Évidemment tout change si quelqu'un fait la lecture et lit à haute voix. Qu'un humain se mette à lire à haute voix en pensant que cela peut m'intéresser est évidemment extrêmement rare. C'est pourtant arrivé. Je vous parlerai bientôt de Robert. Lui savait que les chiens connaissent les hommes depuis si longtemps qu'ils comprennent bien des choses à leur sujet. Mais Robert est une exception. Non les situations les plus courantes étaient celles d'une mère, d'un père, d'un oncle, d'un cousin ou d'une cousine faisant la lecture à un petit enfant ne sachant pas encore lire. L'objectif étant le plus souvent de les endormir, la scène se déroulait dans la chambre et je n'y avais pas accès. Mais il arrivait que l'on cherche à occuper un enfant pendant un moment en lui faisant la lecture. Dans ce cas je pouvais m'assoir à côté et regarder l'adulte où l'enfant tourner les pages de l'album. Je n'en perdais pas une miette. Parfois l'enfant me voyait et disait:
- regarde, le chien écoute l'histoire.
- oui, je crois que les chiens aussi aiment les histoires.
Je répondais oui, par un petit jappement, et j'avais hâte que l'histoire se poursuive. Le plus souvent l'enfant en demandait une autre et c'était ma plus grande joie.
Il est aussi arrivé, plus rarement, que des adultes lisent pour eux-mêmes, mais à haute voix. Je les ai d'abord pris pour des fêlés. J'ai mis longtemps à comprendre, mais j'ai fini, en observant avec attention, par y arriver. Dans ce cas très particulier le lecteur ne restait pas passivement dans son fauteuil, il se levait, se mettait à marcher de long en large, le plus souvent haussait le ton, s'agitait de plus en plus, bref se prenait à son propre jeu.
La première fois je n'ai rien compris car le lecteur s'est rendu compte que je le regardais, que je suivais ses pas comme on suit un balle de tennis qui passe le filet. Alors il a eu honte et il a arrêté. Cela m'a paru encore plus étrange.
La seconde fois c'était un bel homme avec des yeux verts et des cheveux bruns. Il était venu avec une grande blonde nordique dont les cheveux blonds magnifiques lui tombait jusqu'au milieu du dos. Cet homme-là n'avait pas peur du tout que je le regarde. Au contraire.
Il me disait que j'étais son indispensable spectateur. Aussi il lisait en s'adressant à moi. Parfois il s'avançait vers moi et cela me faisait un peu peur. Je reculais, mais sans cesser de le regarder.
Parfois il changeait de place, d'intonation. Il pouvait même parler avec une voix de femme.
C'est alors que j'ai compris qu'il avait entre les mains une pièce de théâtre, un livre très particulier où il n'y a que des dialogues et des indications de l'auteur sur l'humeur des différents personnages.
C'est ce garçon très gentil qui me l'a expliqué.
J'étais content d'avoir compris une nouvelle chose à propos des humains et de leurs occupations.
Naturellement cette rencontre était tout à fait exceptionnelle. Les humains promènent beaucoup de livres mais ne les lisent pas toujours. Quant à lire du théâtre en vacances pour que je puisse en profiter...il ne faut pas leur en demander trop.

JackOù les histoires vivent. Découvrez maintenant