11 Le vaisseau fantôme

53 0 0
                                    

Parfois l'hiver je me sens seul. Les maisons sont fermées, le vent glacé, la mer grise et démontée. Elle retient les migrants dans leur pays de misère. Nul navire ne peut prendre la mer. La reine Cléopatre elle même dût rebrousser chemin et ne pût porter secours à Antoine en danger. Des heures durant je tremble avec l'estomac vide et je me cache sous l'auvent lorsque les nuages crèvent  le ciel et versent sur les collines des torrents de pluie qui drainent la terre sur le sol maigre.
Lorsque le vent souffle, lorsque la brume épaisse enveloppe les collines, étouffant le bruit de la mer qui n'est plus qu'un murmure glacé je pense à Wagner que Robert m'a fait découvrir, et je crois entendre, quand la nuit vient, le claquement des voiles déchirées du vaisseau fantôme et le choeur des marins sortir des profondeurs.
Je soupire et je me retourne dans tous les sens en espérant trouver le sommeil. Mais il est souvent trop tôt, c'est en vain que je cherche le sommeil pour oublier la faim et le froid. Je me prends à regretter de n'être pas parti à Bruxelles avec lui et sa femme.
J'avais couru derrière la voiture quand ils étaient partis. J'avais sauté tout autour quand ils avaient pris le chemin, jusqu'à la route qui passe en bas. Puis une fois sur l'asphalte Robert avait accéléré et j'avais couru derrière tout un moment, jusqu'à temps que la voiture ait disparue. Puis j'étais rentré à la maison, un peu triste d'avoir laissé partir l'homme qui m'avait fait découvrir la grande musique. Je m'étais bien dit que cela n'avait pas de sens de vouloir aller vivre chez Robert et sa femme, dans un appartement, à Bruxelles. Rapidement j'aurais pris de l'embonpoint. Il ne fallait pas compter sur Robert pour m'emmener courir dans la campagne hein? Je serais resté des heures durant à écouter de la musique, couché sur le tapis. J'étais bien mieux chez moi, à fouiner dans les collines, à chasser les rongeurs, les lapins, à sauter après les lézards, les sauterelles. C'est ce que je me dis l'été, mais l'hiver j'ai parfois des regrets. Avec Robert et sa femme j'aurais été bien traité, Robert avait une bonne situation. Il m'avait montré sa carte une fois. Comme je ne sais pas lire il me l'avait lu: Robert Viala, Directeur Vie. Robert était donc Directeur, dans une grande compagnie d'assurance. J'avais eu un peu de mal à comprendre ce concept d'assurance en cas de mort que les hommes appellent assurance vie. Les hommes sont parfois tellement bizarres. Je ne savais pas ce que faisait sa femme. Enfin tous les deux ne devaient pas être très loin de la retraite. Peut être qu'après ils seraient allés s'installer à la campagne, ou au bord de la mer...bref l'hiver est un moment de tristesse et de regrets!

JackOù les histoires vivent. Découvrez maintenant