Chapitre 3

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Comme une lettre à la poste. J’ai traversé les heures quotidiennes de travail à la librairie sans rencontrer de difficultés. Une journée sans histoire… Le temps est passé vite, sans que je n’aie à faire d’efforts sur moi, si bien qu’au moment de se dire au revoir j’ai eu droit aux compliments de ma chère patronne ; je ne m’étais même pas rendu compte que j’avais vendu autant de livres durant l’après-midi. Mais à présent, je me love autour de cette barre immonde, réduite à nouveau à l'exercice de ce métier dégradant.

À l’instant même où je replonge en pensée dans le fil de cette journée, l’homme entre dans la salle et, comme chaque fois qu’il entre quelque part sans doute, un silence ébahi se crée d’abord, avant que ne fusent les remarques les plus audacieuses et les commentaires les plus échevelés.

Cette fois, il se dirige vers un siège et s’assied encore plus près de la scène. Après avoir commandé un verre, il me contemple avec intérêt comme chaque soir, sans se lasser. Franchement, je ne sais pas si ce type veut battre un record du monde, mais si c’est le cas, à mon avis, il restera longtemps indétrônable ! Quelle perte de temps.

Enfin, on pourrait croire qu’avec l’habitude j’aurais fini par m’habituer, mais non, je ne cesse de me sentir troublée par sa présence. À croire que moi aussi je cherche à obtenir un prix : la récompense de la fille la plus nunuche jamais croisée dans une boîte à strip-tease (et pourtant, la concurrence est rude dans cette catégorie) ! En bref, il a fini par me rendre folle avec ses yeux si profondément noirs et son corps si diablement viril et sexy !

De toute ma vie, jamais je n’aurais soupçonné qu’un homme puisse m’admirer aussi longtemps sans se lasser. Non pas que je juge mon physique trop banal pour susciter de la passion : ne serait-ce que par ce que je dévoile de mon corps, je vois souvent s’allumer cette étincelle dans le regard des hommes, que celle-ci se consume finalement comme un feu de paille ou qu’elle s’embrase tel un incendie. Mais cela tient aussi du contexte et du fantasme que suscite ma profession. Personnellement, à la pleine lumière du jour, je me considère tout juste passable !

Cette considération personnelle m’a d’ailleurs souvent exposée au courroux de ma mère, qui me tient tête car, selon elle, je suis injuste avec moi même. Dans ces moments-là, je ne la contredis jamais, de peur qu’elle se lance dans un interminable monologue à propos de la beauté et de ce qu’elle véhicule comme opinions superficielles.

Une nouvelle nuit de travail enfin terminée, j’ai hâte de rentrer chez moi pour me reposer un peu. Toujours les mêmes habitudes qui se répètent dans les mêmes endroits : j’enlève ce costume de scène rose à plumes que je trouve affreux dans le vestiaire et me dirige vers la porte de service. Une fois dans la ruelle, des voix me parviennent :

— Je… suis sûr que ta langue… va nous servir à… plein de choses…

Dit un homme d’une voix fluette en sortant de l’ombre tout en titubant. Il est complètement saoul. Ça se voit, et malheureusement, ça se sent aussi très fort !

Par contre, ce qui me paraît être plus inquiétant : pourquoi dit-il « nous » alors qu’il est seul ? Je tourne la tête et découvre alors trois hommes sortir de l’ombre. Merde ! C’est pas vrai ! J’ai vraiment pas de chance ! Il faut que je tombe sur une bande de quatre ivrognes tous plus odorants les uns que les autres ! Leurs vêtements sont en piteux états et leur apparence, non moins chiffonnée, porte les stigmates de cette lèpre à feu vif que l’on appelle l’alcoolisme. Je ne peux voir plus de détails, car je tente de m’éloigner le plus vite possible et, pour tout dire, prends les jambes à mon cou, comptantsur le fait qu’ils soient trop ivres pour mettre correctement un pied devant l’autre.

Je cours le plus vite possible dans la ruelle, écoutant mon instinct de survie. Et j’y pense : comme par hasard, le soir où je suis accostée par des ivrognes, l’inconnu n’est pas là ! Voilà bien les hommes, pile au moment où j’aurais le plus besoin d’un chevalier servant pour me défendre, je me retrouve lamentablement esseulée dans une ruelle, à tenter d’échapper à quatre torchons à brûler ambulants. On ne peut vraiment compter que sur soi-même.

Envoûte-moi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant