Chapitre 33

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Céleste


Je suis doucement ballottée de droite à gauche par moment. J’ai les oreilles bouchées comme dans l’avion et me sens tout endormie, toute pâteuse. Ce doux bercement me tire à présent de mon sommeil. Je ne sais pas depuis quand le lit bouge, mais je m’en fiche royalement.
Lorsque, quelques instants plus tard, j’ouvre finalement les yeux, je suis dans une pièce qui m’est complètement étrangère. Il y a des peaux de chèvres de chaque côté du lit où je me trouve ; celui-ci de forme circulaire, est entouré de longs voiles rouges. Une cheminée en pierre se trouve en face et à ma droite siège une grosse armoire en bois atypique. Je me lève doucement et me rends compte que je suis habillée exactement comme hier. J’aperçois une petite porte qui semble mener à une salle de bain, mais décide de me diriger plutôt vers la porte d’entrée de la chambre qui, étonnamment, n’est pas fermée. Un long couloir recouvert d’un parquet flottant châtain, que l’on devine grinçant, s’étend sous mes yeux. La lumière jaillit des fenêtres disposées de part et d’autre du corridor, un grand soleil d’hiver scintille dans le ciel, tâchant ci et là le sol et les murs d’auréoles très pures.

Contrairement à ce que je pensais, les couloirs ne sont pas à rallonge comme au château, ils mènent directement à un escalier qui descend vers le rez-de-chaussée. La dernière marche franchie, j’arrive au seuil d’un petit salon avec, ici aussi, une cheminée, mais plus imposante, à côté de laquelle figure une petite valise. Au sol, un très grand tapis tout doux et sur celui-ci, deux gros fauteuils confortables disposés devant la cheminée. Dante est assis sur l’un d’entre eux. Je suis plus que soulagée de voir un visage connu dans ce décor entièrement nouveau, pour moi même si sa présence dans une telle situation fait naître en moi de nouvelles craintes. Et s’il m’avait enlevée à nouveau ? J’avance à pas de velours vers lui, mais il me devance :

— Déjà réveillée ?

— Oui, mais où sommes-nous ?

— Dans mon chalet.

— Situé où ?

— En montagne, près des forêts et à cinq heures de route du château, si tu veux tout savoir.

— Ça a l’air très beau, mais qu’est-ce qu’on fait là ?

— Je veux apprendre à te connaître sans être sans cesse interrompu par mes obligations ; j’ai besoin de ce temps et de cet espace pour me consacrer uniquement à toi.

Il veut me connaître ? Et pour cela il a fait cinq heures de route ? Ça me touche, je ne le nie pas, mais est-il conscient que nous aurons vite fait le tour de la question ? Il n’y a pas grandchose à dire. Sans compter qu’il ne m’a même pas demandé mon consentement avant de prendre cette initiative et – pire ! – qu’il a visiblement profité de mon sommeil pour m’embarquer avec lui. Oui, j’ai l’impression d’être à nouveau kidnappée !

— Tu aurais au moins dû me demander mon avis, dis-je, glaciale.

— Désolée. Je ne voulais pas t’en parler, c’était une surprise et tout s’est décidé très rapidement.

— Dis plutôt que tu as la sale manie d’enlever les gens. Tu te comportes en Roi, tu crois que tout t’est dû… Et combien de temps est-on censé rester ici ?

— On restera trois jours à partir d’aujourd’hui, répond-il sans se démonter.

— Je peux savoir comment tu as fait, cette fois, pour me transporter sans que je ne sente rien ? Les vampires ont des pouvoirs de téléportation ?

Un rire envoûtant et sexy, bien à lui, s’échappe de ses lèvres :

— Non, pas du tout je me suis contenté de te transporter dans une couverture et de t’allonger à l’arrière de la voiture. Disons que tu as le sommeil très lourd.

Cette réponse calme et sincère me décrispe. Après tout, puisque je suis ici, bloquée avec lui dans ce cadre somptueux, autant profiter de l’instant présent. Je dois admettre que l’atmosphère est moins pesante dans ce chalet qu’au château, et c’est déjà un point positif. Je ris de sa réponse, ce doit être la seule fois que la situation est simple depuis que je le connais ! Moi qui m’attendais à de la téléportation ou de la télékinésie, je vois mes espoirs se briser !

— Qu’est-ce qu’il y a ?

Il me fixe, songeur, presque rêveur.

— Rien, c’est juste rare de te voir rire et c’est dommage. Tu es infiniment plus belle. Il a raison, c’est rare, mais sa phrase me fait piquer un fard. Je suis gênée et je cherche désespérément une diversion.

— Bon ! Je meurs de faim ! Est-ce qu’il y a quelque chose à manger ici ?

Il comprend ce que je viens de faire, mais il n’émet aucune remarque se contentant de répondre :

— Oui, j’ai demandé à Léna de préparer un sac de nourriture, tout est dans le frigo. Elle a aussi préparé une valise dans laquelle tu trouveras des vêtements ainsi qu’un nécessaire de toilette.

La traîtresse ! Elle l’a aidé et ne m’a rien dit ni même laissé paraître quoi que ce soit ! Je ne lui en veux pas, au contraire, ça m’amuse car je sais maintenant que sa collaboration à la surprise innocente les intentions de Dante à mon égard.

— D’accord, merci.

Je trouve facilement la cuisine qui se trouve dans un grand renfoncement plus loin sur la gauche. Elle est spacieuse et fonctionnelle. Pas étonnant venant de Dante. Je me prépare un thé à la menthe avec des œufs brouillés, puis emporte le tout sur la table ronde en bois massif qui la meuble.

— C’est bon ? demande Dante en s’asseyant en face de moi.

— Des œufs brouillés, c’est banal. Tu n’en as jamais mangé ?

— Non, jamais, de même que la plupart des mets humains, étant donné que je suis né vampire, contrairement à certains de mes congénères.

— Jamais, en deux mille ans d’existence, tu n’as mangé d’œufs brouillés ? m’exclame-je en écarquillant des yeux de poisson rouge.
— Non, jamais.

— Et tu n’as jamais eu envie de goûter, même par curiosité, juste pour savoir le goût que ça a ?

— Non, ça me laisse indifférent.

— Bon, eh bien, il y a un début à tout ! dis-je en prélevant un peu de ma nourriture sur ma fourchette et en la tendant vers sa bouche. Tiens ! Ne t’inquiète pas, je n’ai pas mis de poison dedans ! Mais tu es immortel, tu t’en fiches ! Allez, goûte ça.

Il sourit à ma remarque et ouvre la bouche pour me laisser y introduire la fourchette, la referme, commence à mâcher, le tout sans cesser de me fixer. Comme pour me soumettre une promesse silencieuse sensuelle.

— Alors ? Qu’est-ce que tu en penses ? m’enquiers-je, sincèrement intéressée par son opinion.

Ma spontanéité et mon enthousiasme me donnent peut-être l’air d’une gamine, j’en ai conscience, mais ce n’est pas tous les jours qu’on donne à manger des œufs brouillés au Roi des vampires !

— Ce n’est pas mauvais, mais ça ne me nourrit pas.

— Mais c’est bon quand même ?

— Oui, concède-t-il avec un petit sourire.
Je lève le poing en l’air en signe de victoire.

— Je suis trop forte !

Il explose d’un rire tonitruant et viril.

— Cet après-midi, à mon tour de te faire découvrir quelque chose. On va aller dans un endroit que tu vas adorer, j’en suis sûr.
Là, il pique mon intérêt. Dante présage de mes goûts, maintenant ?

— Où ça ?

— Secret. Plus vite tu seras prête, plus vite tu sauras.

— Tu ne veux vraiment rien me dire ?

— Non.

Je souffle bruyamment de dépit montrant mon léger mécontentement. Cependant, il n’en faut pas plus pour m’inciter à achever mon repas et remonter me préparer en quatrième vitesse, sans oublier au passage d’attraper la valise près de la cheminée. Qu’est-ce qu’il me prépare ? Il est si mystérieux que je peux m’attendre à tout ! Et ça m’énerve ! En tout cas, plus vite je ferai, plus vite je saurai ; il l’a promis. Au bout de vingt minutes, je redescends, légèrement essoufflée.

— Je suis prête ! On y va ?

— Bien sûr, jeune impatiente !

Je sors par la porte d’entrée près des escaliers et trouve un
4×4 noir garé devant. Dante ouvre la portière passagère m’invitant à y prendre place. Je m’installe et il grimpe à son tour. Peu après nous nous engageons sur une petite route au milieu de la forêt. C’est très beau, le chemin est bordé par des pins maculés de neige, qui contrastent avec le ciel cotonneux grisâtre. Où peut-il bien m’emmener ? Ça n’a pas l’air d’être le genre d’endroit débordant d’activités et de présence humaine, en tout cas. Tant mieux. Mais cela me confirme encore une fois la véracité de ma petite théorie personnelle, à savoir que la beauté est toujours là où on ne l’attend pas, surtout là où on ignore pouvoir la trouver, ce qui me fait dire que beaucoup de gens seraient moins ignorants s’ils se comportaient davantage comme des explorateurs, s’ils acceptaient de partir à l’aventure dans l’inconnu, car ce qui est apte à frapper le regard n’est jamais renseigné sur une carte ni sur un guide touristique. Heureusement, il y a une morale à cette forme de fatalité : si la beauté ne devenait pas accessible uniquement en contrepartie d’un don de soi, si elle se donnait au regard de tous, tout le temps, on sait comment finiraient ces endroits : surpeuplés, dégradés, gâtés par la main de l’homme. Dante stationne la voiture sur le bas-côté, il m’annonce que nous sommes arrivés et commence à descendre.

— Tu comptes cacher mon cadavre dans les bois ? plaisanté-je pour me rassurer.

Il rit.

— Non, viens, c’est à quelques minutes de marche.

— D’accord.

Je commence à le suivre. Au bout de cinq minutes de marche en silence, je finis par contempler avec plus d’attention la forêt qui semble nous enlacer de ses bras feuillus. La quantité de pin est impressionnante. Ils sont tous enneigés et pointent tous fièrement le ciel comme s’ils voulaient le côtoyer. Mais recouvert d’une épaisse couche de nuage, celui-ci semble sans hauteur, il plafonne à une distance indéfinie, loin de tout, si bien que l’on a l’impression qu’il n’y a pas de ciel ; en outre, son humeur, maussade, à l’image du lourd manteau gris qu’il a revêtu, a éteint le pétillant soleil de ce matin… C’est le calme plat. Au sol aussi. Heureusement, il y a nos empreintes et celles d’animaux sauvages pour troubler la régularité, si lisse qu’elle en deviendrait ennuyeuse, de la couche de poudreuse. Telle une enfant, je m’amuse donc à suivre du regard la piste empruntée par les animaux pour découvrir jusqu’où je peux la voir s’enfoncer. Parfois même, j’espère que l’animal en question sera au bout des empreintes, mais je ne vois rien. C’est peutêtre dû à mon manque de discrétion : si Dante se déplace sur la neige avec la grâce et la légèreté d’un fauve, force est d’admettre que les craquements de flocons sous mes semelles font du bruit pour nous deux. Soudain, je remarque une trace dont la vue me plonge immédiatement dans l’angoisse.

— Il… Il y a des ours ici ?

— Bien sûr, on est en forêt ! Il y a même des loups.

— Mais c’est dangereux !

— Avec moi, tu ne cours aucun risque.

— Tu es sûr ?

— Certain. Tu sembles oublier que j’ai une force surnaturelle. Je suis le Roi des vampires, le Roi des prédateurs sur Terre.

— Je sais, mais difficile pour moi de la mesurer… En revanche, la canine d’un loup ou la griffe d’un ours… Ça, c’est concret pour moi.

Il s’arrête et regarde autour de lui. Que se passe-t-il ? Il se dirige vers une énorme pierre qui doit bien m’arriver aux genoux. Il positionne ses mains à chaque extrémité de la roche et la soulève comme si de rien n’était. Tous ses muscles sont bandés, mais il n’émane de son effort aucun signe particulier de souffrance sur son corps. C’est impressionnant… On aurait dit un remake d’Asterix et Obelix. Il repose la pierre doucement sur le sol avant de se tourner vers moi. Il est diablement sexy… Il a soulevé la pierre avec une stupéfiante facilité… — Tu t’en rends mieux compte maintenant ?

Même si ce prodige vient d’avoir lieu sous mes yeux, je n’arrive toujours pas à y croire. Je m’approche de Dante et de la pierre que j’essaye de bouger de toutes mes forces. Mais rien n’y fait, elle ne bouge pas d’un iota. Je geins comme une petite fille déçue.

— Oui… Je m’en rends mieux compte…
Il ricane.

— Bien, alors maintenant, viens, on est arrivé.

Je le suis, impatiente de voir ce qu’il me réserve. Il s’arrête une dizaine de mètres plus loin, je m’empresse de le rejoindre… Nous sommes à l’orée d’un bois qui donne sur une immense clairière recouverte de neige, comme tout le reste de la forêt. C’est magnifique ! Il y a sur cette prairie un grand troupeau d’une cinquantaine de cerfs, de biches et de faons. Certains mâles se battent avec de violents coups de cornes pour avoir le monopole des femelles. Les faons, tout petits, adorables, délicats, recouverts d’un pelage brillant à la lumière que je devine soyeux au toucher, tètent leur mère tandis que ces dernières grignotent les écorces des arbres et les maigres touffes d’herbe qui émergent de la neige.

Dante ne donnant pas de signe de vouloir bouger, mais préférant visiblement s’adonner à la contemplation de ce spectacle merveilleux, j’évolue lentement dans la clairière pour ne pas alerter et effrayer les animaux. Tandis que je m’éloigne, je le sens poser un œil sur moi, attentif à chacun de mes gestes, comme s’il voulait étudier la relation entre les bêtes sauvages et moi. Je m’avance doucement ; les cerfs et les biches dressent la tête dans ma direction, leurs oreilles se dressent, ils m’analysent avec méfiance, mais n’ont pas encore fui. Alors, je m’assieds en tailleur sur la neige, tentant de faire le moins de mouvements brusques possibles, et les admire. Les petits faons curieux, tentent de m’approcher de temps à autre, mais leurs mères les en empêchent avec des coups de museau autoritaires quoique pleins de douceur. Je comprends, si ce troupeau est aussi sauvage que ce spectacle est précieux à mes yeux, ils n’ont peut-être jamais vu d’être humain de toute leur vie, pour la plupart.

Je demeure donc sagement assise, sous l’œil toujours attentif de Dante. Enfin, au bout de plusieurs minutes, ma patience est récompensée : un adorable petit faon parvient à déjouer la surveillance des adultes pour s’approcher de moi. Il tend le museau et renifle ma jambe, remonte lentement puis son souffle balaye mon visage faisant virevolter quelques mèches de mes cheveux. Je lève très lentement la main, sous le regard attentif du troupeau et caresse lentement l’encolure du petit faon qui tend le cou d’approbation. D’une main un peu plus sûre, je gratte ensuite le dessous de sa gorge. Il lâche une sorte de gémissement mêlé à un ronronnement qui me fait rire. Il est trop mignon… Les mères me surveillent toujours, mais paraissent moins tendues. Petit à petit, à son exemple, d’autres petits faons approchent de moi pour me renifler. Certains me donnent de tout petits coups de museau comme pour me signifier : « Hé, moi aussi je suis là ! ».

Envoûte-moi ...Où les histoires vivent. Découvrez maintenant