23 décembre 1936
My love,
Je ne posterai pas cette lettre, je te la donnerai certainement en main propre dans quelques heures lorsque j'arriverai chez nous. Ou alors peut-être vais-je décider de la garder comme un secret honteux que l'on cache au fond de soi. Je me languis tellement de te voir que j'ai l'impression de te voir en tous les hommes que je croise sur le quai, j'ai même eu l'impression d'entendre ta voix m'appeler. A la simple pensée que je vais bientôt te revoir mes joues rougissent et mon cœur s'emballe comme celui d'une héroïne romantique. Pourtant je suis presque certain d'être un homme et de détester ces attitudes mièvres et écœurantes dont on affuble certains personnages de roman.
J'ai accepté, depuis le temps, que t'aimer n'est pas un crime mais aujourd'hui je me rends compte que t'adorer autant en est sûrement un. Une règle, une loi, un dogme quelconque devrait interdire, prohiber même, les amours trop intenses et ce pour le bien des amoureux. J'ai l'impression que je vais me consumer sur place, que bientôt il ne restera plus sur ce quai venteux de Londres qu'un petit tas de cendre qu'emportera le vent.
Mais, après tout, peut-être est-ce la réponse à cette mystérieuse mort dont j'ai eu connaissance dans les journaux. Une jeune fille, la veille de son mariage, s'est enflammée au milieu du dîner avec sa future belle-famille. Peut-être a-t-elle tellement brûlé d'impatience que son corps a fini par flamber. Peut-être est-ce ce qui va m'arriver.
L'attente va me tuer, j'ai l'impression que l'horloge avance au ralenti ou qu'elle ne fonctionne plus. Et pourtant ce n'est pas le cas, il reste bien une longue demi-heure avant qu'arrive le train qui m'emmènera vers toi.
Mais avant de te voir il me faudra supporter ma famille. Je les aime. J'aime les mains de ma mère, abîmées par les travaux de la ferme, qui passeront sur mon visage et dans mes cheveux. J'aime la complicité avec mes frères qui me donneront sûrement une bourrade dans le dos. J'aime les chamailleries de mes sœurs qui piailleront certainement parce que le cadeau de l'autre sera meilleur que le sien. Et par-dessus tout j'aime la force tranquille de mon père qui, comme ses vieux chevaux de trait, m'adressera un regard avant de se lever nonchalamment de son fauteuil au coin du feu pour venir me voir.
Je pourrais être heureux de cet amour et de ce foyer mais je sais qu'il cache autre chose, deux petits monstres tapis dans l'ombre et n'attendant que le bon moment pour ressurgir : la déception et l'incompréhension. Ma mère, si elle ne se réjouit pas de mon départ et de mes études, n'en est pas pour autant mécontente et mes deux petites sœurs, elles, sont trop jeunes pour vraiment comprendre le problème. Mais mon père et mes frères...Mon père surtout qui, dans les rares lettres qu'il m'a envoyées, dissimulait fort bien son ironie et ses moqueries derrière une écriture grossière et un vocabulaire limité. Pour lui un homme en est un s'il travaille de ses mains. Travailler aux champs, suer à l'usine, travailler le bois, ça ce sont des métiers. Lire, étudier et écrire, à quoi bon ? Ça ne rapporte rien, ni argent ni fierté du travail accompli.
Et même si j'écrivais des centaines et des centaines de romans et de recueils de poésie, même si mon nom était sur toutes les bouches, même si j'étais invité dans les salons et les soirées il ne comprendrait pas. Je suis un peu amer maintenant en me disant que mes frères suscitent plus de fierté en rattrapant un mouton échappé de l'enclos que moi en étant capable d'expliquer en long et en large un livre épais comme une bible.
Mais je m'échapperai vite, juste après le repas je sortirai, prétextant une soudaine envie de me dégourdir les jambes dans la campagne après des mois passés en ville et je filerais vers le lieu de notre rendez-vous.
Malgré nos lettres j'ai l'impression d'avoir tant de choses à te dire, à te décrire. Des petites choses, des trois fois rien de la vie de tous les jours mais que j'ai envie de partager avec toi pour que tu saches tout de moi. Le son exact des cloches de Notre Dame. La voix de ce professeur devenant de plus en plus monotone au fur et à mesure que le cours avance. La douceur des pâtisseries françaises que j'achète de temps à autre à la boulangerie en bas de chez moi. L'engourdissement de mes doigts le matin lorsque je travaille au marché. Je pourrais te raconter tout cela, et bien d'autres choses encore dans quelques heures.
Sauf pour le comportement étrange de Louis. Ça, je préfère te le raconter maintenant, pour éviter de voir ton air boudeur et irrité tout à l'heure. Je sais que tu ne l'as jamais vu et que, pourtant, tu nourris envers lui une rancune tenace, ta dernière lettre était suffisamment claire sur ce point. Je pourrais te répéter que ce n'est en aucun cas un rival mais je préfère laisser les choses comme elles sont, j'aime bien te voir jaloux, c'est une preuve de ton amour.
Mais revenons à notre sujet et, pour commencer, plantons le décor. C'était il y a une petite semaine, nous venions de terminer le travail. Le jour pointait à peine et le ciel était bas, couvert de nuage promettant de la neige et une brume filamenteuse s'effilochait à un mètre des pavés. Il faisait froid et étrangement humide, les rares passants pressaient le pas, le nez enfoncé dans leur écharpe et le visage rougi. J'avais un peu de temps avant le début des cours, je marchais donc d'un pas tranquille, pas vraiment incommodé par la température, et Louis me suivait.
Nous ne marchions pas côte à côte, il était même plutôt loin de moi, disons donc que nous allions dans la même direction. En longeant les quais j'ai vu une péniche peinant à s'amarrer, je suis donc descendu pour proposer mon aide et mon collègue en a fait autant.
Le marin, un homme d'une solide quarantaine d'années, n'avait presque plus de nez ni de menton et son visage n'était qu'une grande cicatrice. Il lui manquait trois doigts et une phalange et sa jambe droite ne semblait pas en très bon état non plus. Il n'a rien dit mais nous avons compris qu'il était sûrement un des blessés de la dernière guerre, ces personnes qui, après une explosion, se sont retrouvées bien vivantes mais avec un physique à faire pâlir de peur un mort. Son fils, qui normalement se chargeait d'amarrer le bateau était souffrant et il avait du mal à le faire lui-même.
Nous l'avons aidé et très vite la péniche fut attachée. Cette rencontre aurait pu se finir comme ça si Louis, en voulant aider l'homme à descendre, n'avait pas glissé sur un pavé et n'était pas tombé dans la Seine. Il devait savoir nager car il remonta très vite, trempé jusqu'aux os et grelottant mais, étrangement, il refusa vigoureusement de se déshabiller pour enfiler les vêtements secs que lui proposait l'homme. Il se débattit même lorsque ce dernier essaya de le forcer, arguant qu'il allait attraper la mort. Finalement il partit en courant, laissant une trainée mouillée derrière lui comme un escargot. Le marin haussa les épaules, remonta sa casquette sur son front et me donna deux pièces, une pour moi et une pour mon « drôle d'ami ».
Lorsque j'ai revu Louis au marché, il avait l'air malade mais ne parla pas de cet événement, ni de rien d'autre d'ailleurs, comme à son habitude. Et j'ai beau en chercher et me creuser la tête, je ne comprends toujours pas sa réaction. Peut-être cache-t-il sous ses vêtements quelques cicatrices ou déformations honteuses ?
Voilà ! Le sujet « Louis » est clos jusqu'à ce que je reparte à Paris et je te fais la promesse de ne pas l'aborder durant nos retrouvailles.
Je vais être obligé de poser ma plume, mon train arrive, j'espère que tu es aussi impatient que moi et ne t'embrasse pas car, dans quelques heures, je pourrai enfin, après tous ces mois, poser ma bouche sur la tienne. Je t'aime.
Sean O.
Hey!
Une petite lettre avec un début tout meugnon!
Très sincérement la seule chose qui me gêne dans le format épistolaire c'est de ne pas pouvoir écrire de scène où Sean et Clayton sont ensemble :/ Du coup je me rattrape avec des passages romantico-guimauves pouvant potentiellement vous faire vomir des licornes tant ils sont mièvres.
Bref sinon c'était aussi l'occasion de vous donner un petit aperçu de la famille de Sean et de rajouter une couche au mystère entourant Louis.
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Hymne à nos masques
Historical FictionAoût 1936, trois ans avant le début de la guerre, Sean arrive à Paris. Il vient d'un petit village anglais et rêve depuis longtemps de la capitale française. Dans son petit une pièce il écrit à son amant. Ses cours de littérature, ses voisins...