Lettre du 21 septembre 1937

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21 septembre 1937,


Clayton,

Je ne devrais pas t'écrire.

Je devrais reposer cette plume et ne plus jamais la reprendre.

Tu ne mérites pas que je gâche de l'encre pour toi.

Toi, par contre, Dieu sait que tu as dû en user, du papier et de l'encre.

Cent cinquante-cinq lettres. Presque deux par jour bien que, visiblement, tu aies été pris à certains moments de frénésie d'écriture car parfois c'est quatre voire six lettres qui sont datées du même jour. D'autres fois tu n'as pas écris durant des jours.

Je ne les ai pas lues. Je ne veux pas entendre ce que tu as à dire. Il semblerait que parfois les mots même te manquaient car certaines enveloppes sont si fines qu'elles ne semblent contenir aucune feuille de papier, d'autres sont aussi épaisses qu'un roman de poche.

Je ne veux pas de tes excuses.

Je ne suis même plus en colère.

Je suis déçu.

Tu aurais pu me le dire. Tu aurais dû me le dire.

Tu sais, ce n'est pas d'apprendre que tu allais le faire qui m'a fait quitter notre village en hâte, non, c'est d'arriver alors que tu étais sur le point de le faire. Tu étais au courant depuis des mois et tu ne m'as rien dit. Tu m'as laissé arriver au village ignorant, tu as laissé cette nouvelle me tomber dessus.

Est-ce que tu sais dans quel état j'étais en arrivant ? Bien sûr que non. Tu étais sans aucun doute trop occupé pour te soucier de cela. Alors je vais te le dire parce que je veux que tu saches et que tu en souffres. Je veux que tu visualises la scène avec perfection, comme si tu y avais été.

Tu me dis toujours que tu aimes la manière dont je raconte, que lorsque je t'ai parlé du bouquiniste que Louise m'a fait découvrir, tu avais l'impression d'y être, eh bien il est venu le temps de mettre ce talent à bon escient.

D'abord plantons le décor. Tu aimes lorsque je décris, n'est-ce pas ? Tu me dis souvent que tu arrives même à sentir les odeurs que je décris parfois. Alors je vais m'appliquer, si cela peut te faire souffrir encore plus alors je pèserai le poids de chaque mot avec délectation.

Imagine une petite gare de campagne baignée par un chaud soleil de juillet. Un flot de voyageurs descend du train. Une petite fille en robe blanche et chapeau de paille accompagnée de sa mère en robe de poupée elle aussi et de son père élégamment vêtu d'un costume léger. Trois jeunes hommes d'une vingtaine d'années sans doute venus travailler dans les champs au vu de leur tenue et deux grand-mères toutes courbées qui s'appuient avec difficulté l'une sur l'autre.

Et puis moi. Moi en chemise blanche avec les manches remontées jusqu'à mes coudes, moi avec cette veste que tu aimes tant sur l'épaule, moi avec mes cheveux que j'avais laissés un peu longs car je savais que cela te plaisait, moi avec ce stupide sourire planté sur le visage.

J'ai aidé les deux aïeules à porter leurs affaires jusqu'au bus car j'étais heureux et que cela me donnait envie de voir les autres sourire également. J'ai indiqué l'arrêt à demander à la famille qui venait rendre visite à un parent pour la première fois. J'ai poliment salué le chauffeur et j'ai savouré chaque minute du trajet.

Hymne à nos masquesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant