16 - Wǒ ài nǐ

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Septembre 1997

C'était pas mal. Ce n'était pas désagréable, même. Mais Edith ne sentait pas le monde s'arrêter de tourner ou son ventre se nouer. Elle bougeait les lèvres sans grande conviction, simplement parce qu'il fallait le faire.

Alors elle comprit : Mia hantait toujours ses pensées. Lorsqu'elle fit l'effort de ne plus penser à elle, la situation s'améliora. Elle songea très fort à tout ce que Dewei lui avait appris l'imagina vêtue d'un kimono coloré, allongée sous un cerisier en fleurs, et instantanément, le baiser prenait tout son sens.

- Pourquoi est-ce que tu as fait ça ? lui demanda-t-elle lorsque leurs lèvres se séparèrent. Dewei passa une main dans ses longs cheveux en souriant mystérieusement, puis elle haussa les épaules.
- J'avais une furieuse envie de le faire. Tu préfères les garçons, c'est ça ?
- Bien au contraire, lui assura Edith en secouant vivement la tête. C'est juste que je pense encore à une autre, et j'ai été perturbée. Désolée.
- Parle-moi d'elle, proposa Dewei en s'emparant d'une nouvelle cigarette.
- Je ne sais pas si c'est une bonne idée.
- Elle a été importante pour toi, non ?
- Beaucoup, avoua l'Anglaise.
- Alors je veux tout savoir.

Edith lui raconta tout dans les moindres détails. Dewei l'écoutait attentivement, en jouant avec la pierre de son briquet, et fermant les yeux pour s'imaginer chaque scène. À la fin du récit, elle réfléchit longuement et finit par prononcer :

- L'amour n'existe pas.
- Pourquoi tu dis ça ?
- C'est impossible, tout simplement. Un être humain n'aime que lui, il est incapable de ressentir quoi que ce soit pour quelqu'un d'autre.
- Pourtant il y en a qui se marient, fondent une famille...
- C'est une illusion.

Edith n'était pas d'accord. Maintenant qu'elle osait dire ce qu'elle pensait, elle ne s'en priva pas, tout en restant correcte :

- Tu dis ça parce que tu n'as pas trouvé la bonne personne, c'est tout.
- Tu penses vraiment que sur des milliards d'Hommes, il y en a un qui m'est destiné ? Tu penses vraiment qu'à notre naissance, une personne nous est attribuée ? Tu penses
vraiment qu'une personne est en couple parce qu'elle a trouvé sa paire ?
- Tu parles de ça comme si ce n'était pas du hasard... Je crois au coup de foudre, moi. Je pense qu'on peut tomber amoureux de quelqu'un dans un coup d'épaule ou un échange de regards.
- L'amour, c'est juste des maths, au fond. Il suffit de trouver la personne faite pour nous, si elle existe. Mais la probabilité est d'un sur des milliards, presque une infinie, quand on y réfléchit.

Dewei tira énergiquement sur sa cigarette, et laissa tomber une cendre. Cela faisait plus d'une heure qu'elles étaient sur le toit, et elle avait fumé la moitié du temps. Il fallait vraiment qu'elle arrête, ou du moins qu'elle réduise sa consommation.

- Wǒ ài nǐ, murmura-t-elle dans le vent.
- Pourquoi tu dis ça ? Qu'est-ce que ça signifie ?
- Ça veut dire je t'aime, en Chinois. Ça me fait bizarre de le dire, parce que je ne l'ai jamais entendu ou prononcé. Pourtant c'est ma langue maternelle.
- Il faut que tu arrêtes de penser à ça, lui conseilla Edith en faisant allusion à ses parents et son adoption.
- C'est pas possible. Mon histoire fait partie de moi, je ne peux pas l'ignorer, elle est partout, un peu comme Mia pour toi.

Edith ne trouvait pas le sommeil. Elle était allongée sur son lit défait, les yeux rivés sur son téléphone portable. Elle hésitait à appeler sa sœur, comme elle le lui avait promis. Elle savait que Margareth était sensible, du moins plus qu'elle, et qu'elle ne devait pas bien vivre leur séparation.

Cependant, les paroles de son professeur, Monsieur Smith, lui revenaient sans cesse en mémoire : Tu sais, parfois c'est bon de s'éloigner de ce qu'on aime, lui avait-il dit. Edith aimait sa sœur. Beaucoup. C'était en grande partie grâce à elle que son état n'avait pas empiré.

Mon insaisissableOù les histoires vivent. Découvrez maintenant