Mai 1993
Edith s'endormit en pleurant. Elle n'avait jamais été aussi en colère. En deux ans, elle avait reçu des coups de coudes, avait été bousculée, insultée, frappée, rejetée, et à chaque fois, elle s'était dit :
- On est jeunes, ça va passer. Ils s'amusent, je suis censée rire.
Elle n'en avait jamais parlé à ses parents. Selon elle, c'était un jeu de passage, mais ce soir-là, elle se rendit compte qu'ils avaient triché, ils avaient tous franchi une ligne invisible. Le cœur d'Edith n'en pouvait plus de se contracter pour parer les coups, il avait fini par éclater, en même temps que l'horrible vérité : elle était le bouc émissaire, et ce n'était certainement pas un jeu. Cependant, elle se taisait toujours, préférant étouffer ses sanglots dans l'oreiller et panser ses plaies avec des sourires.
Le lendemain, Edith était animée par la même rage que la veille. Pendant deux ans, elle s'était laissée marcher sur les pieds. À partir d'aujourd'hui, c'est elle qui allait écraser les autres. Elle se leva avec détermination, et se rendit dans la salle de bains. S'emparant de la trousse à maquillage de sa mère, elle choisit un crayon noir et dessina un épais trait noir sur sa paupière et sous son œil droit. Elle leva la tête pour voir son reflet dans le miroir, et satisfaite du résultat, elle effectua la même opération pour le gauche. Elle crêpa aussi ses jolis cheveux platine pour leur donner du volume.
Ensuite, elle mit de côté les vêtements qu'elle ne voulait plus porter : chemises, pulls et jupes aux couleurs sages, et les sépara de ses rares t-shirts noirs, sombres et tristes, selon sa mère. Elle opta pour l'un d'entre eux, et pour un jean qu'elle déchira énergiquement. Elle se faufila dans la chambre de ses parents et s'empara d'une paire de bottes cloutées, que sa mère avait achetée lors d'une brocante, mais n'avait jamais osé porter.
Elle se dirigea vers la porte d'entrée, en s'efforçant de faire le moins de bruits malgré ses talons. Depuis la cuisine, son père lui demanda :
- Tu n'as pas mangé, ma chérie ? Ta sœur a préparé ton chocolat chaud.Sa sœur s'appelait Margareth et avait dix ans. Elle allait entrer au collège l'année prochaine, alors qu'Edith y passera sa dernière année. Margareth était gentille, voire trop gentille. Elle allait certainement emprunter le même chemin que sa sœur.
- Je n'ai pas faim. J'ai soif.Sur ces mots, elle sortit en claquant la porte. Autrefois, elle l'aurait ouverte à nouveau pour s'excuser les joues rouges, mais cette fois-ci, un sourire incontrôlable apparut sur ses lèvres. Elle avait soif de vengeance, son cœur vivait une véritable sécheresse. Dès qu'elle franchit le portail du collège, une dizaine de regards se posèrent sur elle. Elle sentit le rouge lui monter aux joues, mais elle se contrôla et parvint à rester de marbre en avançant jusqu'à son banc. C'était sa troisième année ici, et elle passait toujours ses récréations ici, à dessiner ou écrire dans un cahier qu'elle réservait à son imagination.
- Oh my God ! Qu'est-ce qu'il t'est arrivé, Edith ? Tu es différente de tout le monde, aujourd'hui !L'intéressée releva la tête et soupira en apercevant Hannah et Kate, les jumelles. Edith les dévisagea longuement, comme elle ne l'avait encore jamais fait. Elles étaient habillées à l'identique, comme d'habitude, mais cette fois-ci elles avaient ajouté une cravate bleue marine à leurs chemises blanches. Cela aurait pu donner un côté élégant, mais le nœud était tordu. Ridicule. Edith contra alors, en reprenant les mots d'Hannah :
- Oh my God ! Mais qu'est-ce qu'il vous arrive ? Cela fait trois ans que vous êtes comme tout le monde !
- Tu as toujours été comme ça, toi aussi, intervint Kate, prenant la défense de sa sœur.
- C'est terminé. J'en ai assez de rester dans ce foutu cadre où les plus populaires sont les tyrans. Je vais construire le mien, et je ne laisserai personne entrer.
- Tu fais presque peur, avec tes yeux maquillés, commenta Hannah.
- C'est le but, idiote.Les jumelles froncèrent les sourcils et s'éloignèrent à la même vitesse, en avançant la même jambe au même moment. Edith se surprit à culpabiliser quelques secondes, puis se reprit : cela faisait trois ans qu'elle rêvait de leur dire cela, mais qu'elle n'avait jamais osé, de peur que ses parents soient convoqués. Dorénavant, elle n'en avait plus rien à faire. Dans les mois qui suivirent, ses notes baissèrent en chute libre, alors que sa réputation ne cessait de croître. Elle ne savait pas s'il s'agissait d'une bonne nouvelle, mais elle se faisait maintenant respecter de tous. Mary s'était montrée insistante au début, mais avait cessé lorsque Karl complimenta Edith et lui demanda même de sortir avec lui :
- Je suis désolé pour tout ce que je t'ai fait subir. Quand je voyais les autres faire, je trouvais ça nul, je ne sais pas pourquoi je les ai suivis. Tu es plutôt mignonne et tu as l'air super gentille. Ça te dirait qu'on... sorte ensemble ?Elle avait hésité plusieurs jours. Karl ne lui plaisait pas : malgré son teint cuivré, ses cheveux blonds et ses yeux charbonneux, il n'était pas beau. Ses lèvres étaient trop grosses et son nez tordu. Néanmoins, il était un élément indispensable à sa vengeance : Mary était folle de lui.
- D'accord, avait-elle déclaré. On sort ensemble.
- Tu m'aimes, au moins ?
Évidemment, Edith ne ressentait rien pour lui : aucun traditionnel estomac noué ou balbutiement, pas une seule joue empourprée ou pouls qui s'emballe. Pour éviter la question, elle avait pris le visage de Karl entre ses mains et l'avait embrassé. C'était son premier baiser, et le résultat était loin des attentes d'Edith. La bouche de Karl était pâteuse et sa langue visqueuse. Elle avait eu l'impression d'embrasser un poisson.Le soir, elle était rentrée chez elle, un sourire aux lèvres. Pour la première fois, elle se sentait elle-même. Elle devait forcément se forcer un peu pour sortir de sa carapace et faire tomber sa muraille, mais pouvoir dire tout ce qui lui passait par la tête lui faisait un bien fou. Dès qu'elle passa la porte de sa maison, sa mère eut un cri de surprise. Cependant, ce n'était pas la bonne surprise, qui finit par nous faire rire.
- Edith ! Ne me dis pas que tu es sortie comme ça !
- Bien sûr que si, maman, répondit Edith avec un sourire espiègle.Elle n'avait jamais tenu tête à sa mère, car elle la craignait. Maintenant, tout le monde lui semblait inférieur, et elle sentait une immense satisfaction monter en elle lorsqu'elle prenait des risques.
- Tu es devenue folle ?
- Je suis devenue moi-même, maman. Tu me cachais derrière tes chemises et tes jolies nattes, tu m'étouffais dans le banal, et j'ai fini par croire que je devais être comme les autres.
- Ne reporte pas toute la faute sur moi, jeune fille ! Je suis persuadée que tu fréquentes les mauvaises personnes ! Tu n'es plus amie avec les jumelles ?
- Hannah et Kate ? Je leur ai clairement dit ce que je pensais d'elles, ce matin, et je ne pense pas qu'elles m'adressent à nouveau la parole.
- Tu es tombée sur la tête ? Qui est-ce qui t'a donné ces idées ?
- La seule personne qui ne m'ai jamais influencée, c'est toi.Sur ces mots, Edith monta dans sa chambre en faisant claquer ses talons sur chaque marche des escaliers. Elle ferma violemment la porte, et la fierté gonfla son cœur. Enfin ! Enfin, elle avait réveillé ce qui sommeillait en elle depuis toujours. Elle comprenait que sa vie ne devait pas être orchestrée par ses parents. Ils n'étaient que des adultes comme les autres, elle avait le droit de leur donner son avis.
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Mon insaisissable
RomantizmAnnées 90, Angleterre. Edith Davis devient une adolescente insupportable pour certains, simplement rebelle pour d'autre. Pendant des années elle se cherche, passe entre les bras de filles comme de garçons, mais elle finit par se remettre en question...